Foule d'habitants de Kumbha mela en Inde

Emporté par la foule – Carnet de voyage

Julien Fortin a réussi à poser in extremis une sandale sur le marchepied d’un train bondé et en retard pour quitter Haridwar. Pour s’échapper de cette folie. La Kumbha Mela, festival hindou qui se tient une fois tous les 12 ans, n’était pas encore achevée, mais l’overdose rôdait. En avril 2010, entre 10 et 14 millions de pèlerins ont envahi, plusieurs jours durant, cette ville d’à peine 200 000 habitants, posée à l’endroit même où le Gange surgit de l’Himalaya pour couler dans les plaines. Noyé dans cette foule fascinante, oppressante et effrayante, au milieu de sâdhus hilares, d’ascètes irréels et de naga babas nus comme des vers, Julien Fortin a gravé dans sa mémoire quelques milliers d’images désormais inaltérables.

Le pied gauche sur le marchepied du train, la jambe droite dans le vide, je regarde le gravier blanc défiler sous moi entre les traverses. Accroché d’une main à la barre verticale longeant la portière, de l’autre aux barreaux de la fenêtre du compartiment : mon sac à dos, en tirant sur mes épaules, m’invite à succomber à l’appel du talus. Une foule compacte, débordant par toutes les ouvertures, m’empêche de rentrer dans le wagon. Katie a eu plus de chance, elle a pu s’engouffrer entre deux âmes charitables, qui ont hissé son sac à dos au-dessus des têtes moustachues et souriantes des autres passagers. Je ne la vois pas, mais je sais qu’elle peut m’entendre par-dessus le cri des rails et du vent.

« I might fall quite soon, you know.

– Come on! Be tough! Be a man ! »

Au temps pour la compassion féminine. Je m’accroche. Certains ascètes se sont tenus sur une jambe des décennies durant, d’autres ont dormi debout toute leur vie. Je survivrai bien à une demi-heure d’acrobatie sur rails. Mais si je n’avais pas tant besoin des Dieux hindous pour m’éviter la chute, je les maudirais bien car ce sont eux qui sont à l’origine de ce voyage, plus encore que de tous les autres.

Tout a commencé lorsque les dieux, épuisés par une malédiction peu après la dernière création de l’univers, demandèrent conseil à Brahma. Celui-ci leur suggéra de baratter l’océan de lait entourant alors le monde – il en sortirait l’élixir d’immortalité, l’amrit, qui devrait permettre aux dieux de se refaire une santé. Devant l’ampleur de la tâche à accomplir et vu leur faiblesse du moment, ils se résolurent à conclure un pacte avec les démons : s’ils aidaient à baratter l’océan, les dieux devraient partager avec eux l’amrit.

Usant d’une montagne comme d’un baratton, et du roi des serpents comme d’une corde, ils se mirent au travail. L’huile de coude et la sueur divine coulaient à flot : au bout de mille ans à peine, le lait commença à se transformer en beurre et il en sortit, entre autres merveilles, l’élixir tant convoité. Reniant leur parole, les dieux tentèrent de le garder pour eux, mais les Démons s’insurgèrent. Durant les douze ans de bataille qui s’en suivirent, Garuda, l’aigle divin, déroba l’élixir, stocké dans un pichet, et s’envola. Mais lors de sa fuite, il laissa par inadvertance tomber quatre gouttes du liquide sacré sur le monde. Ces quatre gouttes donnèrent naissance à quatre villes saintes : Allahabad, Haridwar, Ujjain et Nasika. En souvenir de ces événements divins, tous les douze ans et depuis la création du monde, une impensable foule de pèlerins se réunit dans chacune de ces villes et se baigne dans le Ganges lors de la Kumbha Mela, la « Fête du pichet ».

La foule. Il faudrait lui mettre une majuscule tant elle est l’actrice principale de la Kumbha Mela. La Foule : un macro-organisme fait d’innombrables êtres comme le corps humain est fait d’innombrables cellules.

Des milliers d’années plus tard, à Haridwar, la foule est fidèle au rendez-vous. La foule. Il faudrait lui mettre une majuscule tant elle est l’actrice principale de la Kumbha Mela. La Foule : un macro-organisme fait d’innombrables êtres comme le corps humain est fait d’innombrables cellules. Difficile de se sentir individuel lorsque l’odeur que l’on sent sur sa peau est celle de son voisin, lorsque chaque centimètre carré de cette peau semble toucher celle d’un d’autre. Dénué d’importance et de libre-arbitre, on est un minuscule organe de cette Foule qui nous mène où elle veut. C’est peut-être là sa fonction cachée : déconstruire l’ego, ce vieil obstacle au progrès spirituel. Le bain dans le Gange ne serait que la cerise sur le gâteau religieux – le processus de nettoyage de l’âme commencerait dans cette Foule qui nous lamine. Revenant à la source mythologique, on y vit le sentiment océanique de l’Inde, celui qui submerge chaque nouvel arrivant d’un trop-plein de tout, trop d’odeurs, trop de couleurs, trop de gens, trop de Dieux. Proche de la noyade, on se baigne dans la foi hindoue, au sens propre comme au figuré : en se plongeant dans les eaux glacées du Gange et dans une marée de pèlerins.

Combien de pèlerins ? Difficile à dire ; selon les sources, entre dix et quatorze millions de personnes auraient envahi la ville pour le seul 14 avril, jour du Mesha Sankranti-Shahi Snan-Mukhya Snan Parv (j’offre son poids en laddus à qui pourra répéter dix fois sans se tromper le nom de ce plus grand des bains sacrés de la Kumbha). Dix, douze ou quatorze millions, qu’importe, les chiffres, passé un certain seuil, ne veulent plus rien dire. La ville d’Haridwar fait 130 kilomètres carrés ; dix millions de personnes là-dedans, c’est comme si une fois et demie la population de la Suisse se donnait rendez-vous dans Paris intra muros. Trois fois la densité de Manhattan – mais sans gratte-ciel, tout ce petit monde est entassé au ras du sol. Et encore, ces comparaisons ne vaudraient que si les pèlerins étaient répartis sur toute la surface de la ville, ce qui est loin d’être le cas, le gros de la Foule se concentrant autour de quelques points stratégiques le long du fleuve.

De jour comme de nuit, le flot des pèlerins submerge la rue, et ce courant n’est pas moins redoutable que celui du Gange. Shiva, dont la gigantesque statue domine l’entrée de la ville, veille évidemment sur les âmes de ses ouailles ; mais pour s’assurer du destin de leur corps, beaucoup préfèrent s’accrocher leurs papiers d’identité autour du cou, histoire de faciliter l’identification de leur cadavre s’ils se noyaient parmi les vagues humaines ou fluviales.

À trop vivre dans ce pays, on finit par croire en tout, et nous avons eu la naïveté de nous pointer ici sans y réserver de chambre. Dans les douze premiers hôtels, on nous rit au nez – une chambre libre pendant la Kumbha Mela, l’événement qui n’arrive que tous les douze ans ? Quelle blague ! Les étrangers ont le sens de l’humour. Nous trouvons pourtant un hôtel dont le gérant nous propose un lit – pour la modique somme de dix mille roupies : presque deux cents euros ! Et ce n’est pas un prix réservé aux touristes, c’est la même somme qui est annoncée en hindi à un Indien. Dans un pays où l’on trouve aisément une chambre correcte dans les huit euros, et où le salaire mensuel d’un maçon expérimenté dépasse rarement quatre-vingts euros, ces prix sont délirants.

Au bout d’une heure de recherche, miracle : nous obtenons, dans un immeuble décrépi dont les longs couloirs étroits tiennent plus du bordel que de l’hôtel, le droit d’occuper un trou à rats pour à peine cinq fois son prix normal. Depuis la fenêtre, on peut observer d’en haut le lent mouvement de la Foule, pareille à une coulée de boue dans laquelle on hésite à descendre.

Curieusement, dans ce joyeux melting-pot célébrant la diversité d’un pays kaléidoscope et polyglotte, on ne voit que peu d’Européens ; et la plupart de ceux que l’on voit sont munis d’énormes objectifs et de cartes de presse.

Si l’on y descend, on peut y voir toutes les couleurs et tous les visages du sous-continent indien : des noires moustaches tamoules aux voiles rouges des femmes du Rajasthan, des turbans de leurs maris aux topis coiffant les Népalais, du teint clair des Kashmiris au brun sombre des Kéralais, des kurtas colorées des Pendjabis aux chemises blanches d’intellectuels de Calcutta… Tout le monde est là, et tout le monde y parle, chacun dans sa langue. C’est la tour de Babel juste après le châtiment divin, mais une tour de Babel qui vient de s’écrouler. Mélange de cuisines : le nez y slalome entre l’aigreur de la sauce au tamarin des Bhelpuri de Bombay et la morsure du piment des Massala Dosai de Chennai. Curieusement, dans ce joyeux melting-pot célébrant la diversité d’un pays kaléidoscope et polyglotte, on ne voit que peu d’Européens ; et la plupart de ceux que l’on voit sont munis d’énormes objectifs et de cartes de presse. Les mises en garde des ambassades et journaux occidentaux, toujours alarmistes, semblent avoir fonctionné ; mais même si un millier d’Européens se trouvaient dans la ville, il faudrait manquer de chance pour les croiser au milieu des millions d’Hindous.

Ceux que l’on ne peut pas rater, en revanche, au milieu des pèlerins, ce sont les sâdhus, ces hommes saints souvent itinérants et vivant de l’aumône, qui ont décidé de renoncer au monde et à ses attaches pour atteindre la Moksha, la libération du cycle de réincarnations.

Dans une des rues qui mènent au centre-ville, en contrebas de la voie ferrée, une falaise de granit peinte en bleue longe le bitume. Deux mètres au-dessus du sol, une petite caverne a été creusée, à laquelle mène une volée de marches elles aussi taillées dans la pierre. Un auvent de bambou emballé de plastique noir abrite la niche du soleil. Un ascète y est assis, le torse nu, devant le trishul, le trident de Shiva. Un homme en pantalon à pinces et chemise blanche vient de déposer ses chappals de cuir à l’entrée : il consulte l’expert en sciences occultes et spirituelles qui le reçoit ainsi dans son bureau. En contrebas, accroupis sur le bord de la route, trois ou quatre patients forment une file d’attente colorée ; inutile de se presser, la bénédiction du sage est infinie, il y en aura pour tout le monde. Un marchand opportuniste a installé son étal sur trois pierres et deux briques : en plus de l’encens embaumant la scène, il vend de petits pots de cuivre contenant l’eau du Gange, pour les membres de la famille n’ayant pu faire le déplacement. Les chrétiens, bien qu’ayant chassé les marchands du temple, peuvent toujours vendre leur âme au diable ; les Hindous préfèrent négocier le bail de la leur auprès de consultants en business karmique que personne ne songerait à chasser.

Un peu plus loin, devant un tea-shop, un vieil homme souriant nous demande de lui payer un verre de thé. Il ne mendie pas : sa demande me fait même l’effet d’une invitation. Il nous invite à partager un thé avec lui ; que ce soit lui ou nous qui sortions quelques roupies crasseuses de nos poches a finalement peu d’importance. Notre hôte porte, autour du cou, le collier de graines de rudraksha des hommes saints, mais c’est de son visage que je ne peux détacher mon regard. De ce visage, je ne vois d’ailleurs que ses yeux, ses pommettes et son nez, sa peau sombre mise entre parenthèses par son turban pâle et sa barbe blanche. Ses rides accrochent mes yeux pour les plonger dans les siens. Il sait quelque chose que je ne sais pas. Cinq minutes plus tard, lorsque le sourire qui l’avait introduit lui sert à prendre congé, j’ai l’impression d’avoir eu avec lui une longue conversation. Nous n’avons pas échangé un mot.

C’est le premier d’une série de rencontres plus ou moins silencieuses, où l’on passe quelques minutes ou une demi-heure à démêler du regard les fils de longues barbes blanches : une sorte de speed dating spirituel où l’on se livre au regard de quelqu’un constituant une brèche poilue vers un ailleurs qu’on ignore, avant de passer au saint suivant. On trouve de tout, bien sûr, dans cette foire au divin : du charlatan au vendeur de prières en passant par le citadin déguisé en baba ; mais le nombre est tel qu’on tombe forcément, tous les deux ou trois coins de rues, sur un ou deux personnages incroyables.

Sous une large tente adossée à un mur de briques rouges, un imposant gourou est allongé sur un tapis ; imposant se réfère ici à sa bedaine surdimensionnée, qui nous fixe tel un gros œil cyclopéen, alors que les paupières de son propriétaire sont fermées. Tourné sur le flanc, un paquet de Lucky Strike et un téléphone à portée de main, il se laisse aller au plaisir simple de se faire masser les mollets par un disciple, dans l’appétissante odeur de friture d’une cuisine voisine. Ce qui me fascine, plus que ce ventre rien moins qu’ascétique, c’est le bonheur dont rayonne le masseur : c’est un homme mûr, qui porte tous les attributs du sâdhu, mais il est si fier de masser son gourou que son visage en est transfiguré, figé dans un sourire béat qui pétille autant que ses yeux d’enfant. Cet infini respect de l’élève pour le maître, cette vénération pour celui qui sait, je les ai régulièrement croisés en Inde. Et si une partie de moi, celle qui n’aimait pas trop l’école, s’en agace parfois, je me dis de plus en plus souvent que cette attitude est finalement rafraîchissante, comparée au cynisme d’étudiants occidentaux se considérant comme les clients de professeurs relégués au rang de marchands de savoir.

Ce qui me fascine, plus que ce ventre rien moins qu’ascétique, c’est le bonheur dont rayonne le masseur : c’est un homme mûr, qui porte tous les attributs du sâdhu, mais il est si fier de masser son gourou que son visage en est transfiguré, figé dans un sourire béat qui pétille autant que ses yeux d’enfant.

Près de cet heureux duo, contrastant avec l’énorme ventre du maître, un petit homme aux côtes saillantes est assis en tailleur. Il n’est vêtu que d’un cache-sexe de coton et de quelques chapelets passés autour du cou. Ses cheveux tressés sont relevés en un énorme chignon. Il nous fait signe de nous asseoir près de lui, nous demande de nous incliner et nous bénit de trois coups de tisonnier dans le dos. Sa peau est ridée, mais ses gestes sont vigoureux et son regard léger. Nous lui demandons quel âge il a.

« Cent ans. »

Croyant à une plaisanterie, nous sourions et demandons à son voisin de tapis, plus jeune, quel est réellement l’âge de notre interlocuteur. Celui-ci se gratte le crâne et esquisse une moue d’ignorance. « Je ne sais pas quel âge il a. Tout ce que je sais, c’est que nous nous sommes rencontrés il y a cent trois ans. »

Ne sachant toujours pas s’il s’agit d’une plaisanterie – le visage du second homme ne reflète aucune intention humoristique – nous demandons au premier le secret de sa forme, car s’il n’a plus l’air jeune, il ne fait pas son siècle. Sans cesser de sourire, il se passe d’un coup rapide la jambe gauche derrière la nuque et répond :

« Le yoga, bien sûr ! »

Le yoga est une méthode relativement conventionnelle pour entretenir le corps tout en aiguisant l’âme ; d’autres sâdhus ont des recettes plus atypiques. En aval, près d’un carrefour, un autre gourou est assis sur un tapis, la poitrine creusée et la barbe longue, semblable à tant d’autres de ses confrères. Quelque chose paraît bizarre, mais il me faut un moment pour admettre ce que mon œil voit, mais que mon cerveau refuse de comprendre. Son bras droit, levé vers le ciel, semble déconnecté du reste de son corps. Au bout de ce bras, ses doigts forment un nœud, semblable à des racines d’arbres entremêlées – ses ongles, au bout de ces doigts morts, ont poussé en tire-bouchons qu’on a du mal à reconnaître. Cela fait trente ans qu’il n’a pas baissé le bras. À l’entendre, ce sont les premières années les plus difficiles ; ensuite, les os se soudent, et le membre reste en l’air de lui-même. Ce que la logique occidentale considère comme un handicap absurde et inutile prend ici un sens exactement contraire : par ce triomphe de la volonté pure, cette victoire de l’esprit sur le corps, le sâdhu prouve l’absolu contrôle qu’il exerce sur son être, dont il est libre de disposer même au-delà des limites de la raison. Loin d’être un handicap, sa condition incarne un pouvoir. Son ascèse, de plus, marque sa foi dans sa chair, et pourrait bien lui gagner les faveurs de Shiva, le plus grand de tous les ascètes. En face de lui, un vieil homme accroupi tient lui aussi le bras en l’air – c’est uniquement pour saluer les passants, mais son air goguenard derrière ses lunettes épaisses donne l’impression qu’il se moque gentiment de son vis-à-vis.

À chaque rencontre, on pense avoir tout vu, mais ce serait oublier que l’Inde est le pays de la surenchère. Quel que soit ce que l’on y voit, elle rajoute en permanence des barreaux à l’échelle du surréalisme. Et la Kumbha Mela est une fabrique de barreaux à flux tendu. Alors que je croyais que l’homme au bras levé constituait le nec plus ultra de l’ascèse, de l’autre côté de la rue, un groupe de sâdhus s’apprêtent à m’enseigner une méthode qui lave l’âme encore plus blanc.

Ils sont trois : deux barbus aux cheveux longs, et un chauve imberbe. Les tresses du premier sont brunes, celles du second sont grises ; ce qu’ils ont en commun, c’est qu’ils sont entièrement nus et couverts de cendre. Les « naga babas », ou « sages au serpent », sont ainsi nommés parce que leur nudité expose le « serpent » qui vit entre leurs jambes. En plus du triomphe de la volonté sur le corps, qui trouve une nouvelle forme d’expression dans le fait de vivre nu jusque dans l’Himalaya où résident certains babas, cette ascèse constitue une renonciation extrême du matérialisme, ces adeptes prouvant qu’ils peuvent se passer de tout confort et de toute possession. Elle est également une affirmation de leur unité avec le monde, dont ils ne sont pas même séparés par un vêtement.

De plus, les naga babas sont shivaïtes et le pénis est un des symboles de Shiva, dont le phallus, le lingam, orne la plupart des temples. Pourquoi lui faire l’affront de cacher cet organe sacré ? La cendre, qui est à la fois un signe d’humilité et un symbole de mort, rappelle que Shiva est un dieu destructeur dont les flammes consument le monde avant sa renaissance.

La vue de ces trois hommes assis, nus et gris, de leurs visages hallucinés, suffirait à saturer la rétine ; mais l’un d’eux, celui aux cheveux gris, saisit un long bâton orné d’arabesques. Je me demande s’il compte s’en aller appuyé sur cette canne, lorsqu’il exécute, de sa main libre, un geste inattendu : il se tire sur le sexe. A plusieurs reprises : il le malaxe, l’étire, le pétrit comme de la pâte dans un fournil. Une fois bien échauffé, il l’enroule trois ou quatre fois autour du bâton, par-dessus lequel il passe la jambe gauche, puis la droite. Le bâton, autour duquel est solidement enroulé son pénis, est maintenant dans son dos, ses testicules coincés entre ses jambes sur le côté du sexe ainsi distendu. Le deuxième sâdhu, celui aux dreadlocks brunes, s’approche alors par-derrière, tout sourire – je suppose que sa bonne humeur est due à la répartition des rôles dans ce numéro, puisque ce n’est pas lui qui doit s’enrouler le serpent sur un manche à balai. D’un élégant mouvement, en s’appuyant sur les épaules de son partenaire, il monte sur le bâton et je ne peux réprimer une grimace, un sifflement de compassion entre mes dents. En vertu de la grande empathie génitale masculine, c’est un peu mon entrejambe qu’on torture sous mes yeux. Pendant tout ce temps, le troisième sâdhu, celui au crâne rasé, reste assis par terre, le regard dans le vide, le visage à une cinquantaine de centimètres du bas-ventre du premier, sans remarquer quoi que ce soit d’extraordinaire autour de lui.

Il est des choses que l’esprit refuse de comprendre, et cette scène en fait partie ; elle n’est pourtant pas dénuée d’une certaine logique. L’énergie sexuelle n’est en rien déniée par ces ascètes. Ils reconnaissent au contraire sa puissance, mais choisissent de ne pas l’exprimer au travers de la sexualité : ils la conservent et la redirigent vers des plans plus mystiques. Ce que l’on raconte de leur cérémonie d’initiation va dans ce sens : on leur tirerait sur le sexe, d’un coup sec de la main ou au moyen d’une lourde pierre, afin de déchirer à jamais certains tissus. En plus d’empêcher l’érection, porte ouverte au gâchis d’énergie mystique, cela augmente grandement la souplesse de l’organe, autorisant le genre d’exercice dont j’ai été témoin. J’ai beau partiellement « comprendre » l’idée qui sous-tend ces rituels, il me faudra un moment avant de pouvoir regarder un balai sans frémir, et l’odeur de la cendre me servira sûrement d’antidote au viagra sur mes vieux jours.

Derrière les ascètes, entre deux pans de toile de tente, on peut apercevoir un quatre-quatre flambant neuf dans la rue voisine. Cette absurde juxtaposition d’univers et d’époques, loin de me rassurer en prouvant que je suis bien dans le monde où je suis né, me troublerait plutôt davantage : je ne peux croire à un rêve, isoler ces évènements extraordinaires dans un monde à part. Devant une tente toute proche, un autre naga baba, le corps blanc de cendre à l’exception de ses pieds qu’il vient de laver, porte des lunettes colorées volées à John Lennon. Il se moque bien de mes réflexions : il a un gros shilom pour atteindre le nirvana sans se fouler le membre, et tète avec ferveur ce joint sacré, ses volutes de fumée bleues effaçant lentement la scène. Il n’est pas le seul, d’ailleurs, à éviter les démonstrations spectaculaires : sous les nombreuses tentes abritant des sectes entières de naga babas, si l’on en voit bien un ou deux se passer un cadenas à travers le gland, la plupart préfèrent, nus mais heureux, savourer un verre de thé ou un pétard.

Tout est si fascinant qu’on ne sait où donner de l’objectif. Je me demande cependant si, en photographiant, on ne sacrifie pas parfois une partie du vécu : on essaie d’imaginer ce que sera, dans le futur, ce vestige d’une expérience passée, au lieu de pleinement vivre le présent.

Cette rocambolesque Foule de pèlerins et de sâdhus est le jardin d’Eden du chasseur d’images, et les Naga Baba en sont le fruit le plus recherché. Appareil photo au poing, je me régale, collectionne les regards et les couleurs, papillonne d’un sujet à l’autre. Tout est si fascinant qu’on ne sait où donner de l’objectif. Je me demande cependant si, en photographiant, on ne sacrifie pas parfois une partie du vécu : on essaie d’imaginer ce que sera, dans le futur, ce vestige d’une expérience passée, au lieu de pleinement vivre le présent. À trop penser au cadrage, on risquerait de le créer, ce cadre – et un cadre, c’est quelque chose qui cloisonne et sépare de l’expérience. L’appareil photo semble de plus avoir le pouvoir de faire ressortir le côté voyeur de la personnalité de son utilisateur. Au hasard de la Foule et de nos pas, nous tombons, entre deux rangées de tentes, sur un Sâdhu nu que nous voyons de dos : il lui manque une jambe, et c’est appuyé sur des béquilles qu’il éloigne son corps malingre sous sa coiffure emmêlée. Katie et moi accélérons, décidés à ne pas laisser échapper cette proie si alléchante – un naga baba, c’est toujours photogénique, mais un naga baba unijambiste, c’est le comble, le jackpot du pittoresque ! Une fois quelques photos cliquées, nous nous arrêtons pour nous regarder l’un l’autre. Je sens, en elle, comme un moi, monter le même malaise :

« Are you aware of what we just did ?

– Yes. Merde. »

Le moignon de ce baba aux béquilles a déclenché en nous un réflexe nauséabond : l’oubli qu’il était un homme, et pas uniquement une photo en devenir. Coïncidence parmi ces millions de pèlerins, nous le recroisons plus tard, alors que nous buvons le thé dans la tente d’un des gurus. Sociable et bien disposé à notre égard, son sourire et sa bonne humeur, lorsqu’il nous invite à apprécier notre verre de thé et à nous détendre, n’en rend notre honte antérieure que plus noire. J’espère graver dans ma mémoire son air aimable comme un rappel de la nécessité de faire primer le respect sur le sensationnel. Prendre la photo de cet homme pour fixer une combinaison unique de sentiments, d’histoires, de couleurs et de lumières n’est pas condamnable si je me souviens que cette image est un cadeau qu’il m’offre. La prendre au sens propre, c’est-à-dire la voler, est une forme d’ingratitude, un manque de savoir-vivre. Détaché de la réalité environnante par l’objectif, on s’en croit parfois exclu, et donc affranchi des règles d’humanisme et de bienséance les plus élémentaires.

Mais s’il est des moments où le désir d’image me ferait enfreindre ces règles et où je me giflerais intérieurement, il est heureusement fréquent que le respect, à l’instant du cliché, s’impose naturellement. Ma modeste expérience de la méditation, si ardue mais si enrichissante, ne peut que nourrir mon admiration pour ces sâdhus qui y consacrent en grande partie leur vie.

En plus de la sagesse qu’ils sont en droit d’attendre – les textes sacrés hindous sont pleins des récompenses offertes par les dieux aux ascètes les plus persévérants – je leur jalouse leur force de caractère et leur cohérence. Pour l’anticonsumériste en herbe que je suis, voir le rejet du matérialisme poussé aussi loin me donne une bonne leçon d’humilité. J’ai, au fil des années et des voyages, appris à me passer de nombreuses choses, mais je n’ai pas réussi à me libérer du matériel au point de vivre nu et couvert de cendre.

Curieusement, l’existence des naga babas génère en moi une sensation rassurante ; ils présentent une solution ultime aux aliénantes tracasseries du quotidien. Je ne prétends pas pouvoir suivre ce chemin, mais j’aime l’idée qu’il y a, en cas de besoin, cette « sortie de secours » : jeter mes vêtements et me couvrir de cendre. Encore qu’il y ait plus accessible, comme sortie de secours : le Gange, déesse-fleuve, est là pour laver tous les péchés, emporter tous les tracas. À Haridwar, chaque soir, on lui rend hommage lors de l’Aarti Pooja.

Vers les dix-sept heures, le mouvement de la Foule devient plus cohérent, alors qu’elle envahit d’habitude la ville selon des trajectoires erratiques. Le courant des pèlerins coule dans la même direction quelle que soit la ruelle, menaçant d’emporter les boutiques de pickles et de curcuma, se dirigeant vers le fleuve comme celui-ci se dirige vers la mer. Tous ces affluents humains débouchent au même endroit : le Ghât d’Har-Ki-Pauri, ce quai dont les marches s’enfoncent dans les eaux du Gange. Pour faire face à l’afflux de visiteurs et réduire le nombre d’accidents, l’endroit a reçu de nombreux aménagements : une île artificielle isole une partie du courant, et ce bassin d’une vingtaine de mètres de largeur se termine par un pont sous lequel pendent de nombreuses chaînes ; celui qui serait emporté par le courant pourrait s’y accrocher le temps d’être récupéré par une âme charitable. Si mourir dans le fleuve sacré est de bon augure, les autorités préfèrent éviter de se retrouver avec trop de cadavres en aval, fussent-ils purifiés par les eaux.

Entre les petits temples aux toits en ogives rouges et blanches, les participants se tassent. Alors qu’on croit chaque recoin déjà plein, il continue d’arriver des hommes et des femmes qui s’y insèrent miraculeusement. Des cordons de policiers s’époumonent dans leurs sifflets pour tenter de canaliser le chaos ; non pas que ce bruit supplémentaire améliore la situation, mais c’est la seule habilité dont disposent ces gens en uniforme, alors ils en usent comme pour justifier leur présence. On les voit, pour se détendre, distribuer quelques coups de bâton sur des crânes anonymes, mais on sent bien qu’ils hésitent à en abuser, tant le potentiel de soulèvement d’une telle masse humaine dépasserait de beaucoup leur capacité de riposte.

Résigné, je regarde la Foule se densifier et se refermer derrière nous, interdisant toute retraite. Nous sommes à environ dix mètres de la rive, près d’un pilier sur lequel repose une plateforme réservée aux VIPs et aux journalistes. Je note mentalement la présence de barres de métal sous cette plateforme, auxquelles nous pourrions nous hisser en cas de pépin. La dimension multicolore de ce patchwork humain, la multiplicité des visages de l’Inde me frappe encore une fois. Mais je ne peux m’empêcher de penser que si le plus petit incident venait à éclater, le mouvement de panique qui s’en suivrait ne nous laisserait que peu de chances.

Soudain, quelque part, un vieux haut-parleur se réveille et crache un mantra grésillant vers le ciel rosissant. Autour de moi, comme libérée par ce signal, la pression de centaines de corps écrase le mien. Alors qu’un calme relatif régnait jusqu’à présent, trois jeunes gens se mettent à grimper sur mes épaules dans l’espoir de s’approcher un peu du cœur de la cérémonie. Je suis loin d’avoir un physique de culturiste, mais au moment où je parviens, par quelques secousses, à me dégager de ces envahisseurs, je suis reconnaissant à la nature et au destin de m’avoir doté d’un minimum de force. Si j’étais une vieille femme de quarante kilos, les circonstances constitueraient à coup sûr un raccourci vers ma prochaine réincarnation.

En quelques minutes, cependant, la Foule se calme et mes craintes se dissolvent dans l’instant. Des dizaines de milliers de mains se lèvent au rythme du mantra repris par des dizaines de milliers de bouches : Haré Haré Gangi, gloire au Gange ! Des brahmanes, le torse nu barré par leur cordon rituel, fendent l’assistance et descendent vers le fleuve, portant des plateaux d’argent où brûlent des lampes à huile et du camphre. Les chants se font plus forts, les yeux plus brillants.

Plus que je ne l’entends, je sens la ferveur de l’Inde vibrer sous mes pieds, remonter mes jambes et le long de ma colonne vertébrale avant d’exploser dans mon crâne pour rejoindre la masse des pèlerins dont elle est issue. Moi qui ne suis pas religieux pour une roupie, et qui ne suis pas hindou, je retrouve ce sentiment de communion qui m’avait pris par surprise dans la mosquée burkinabée de Bobo-Dioulasso, avec son ancienne odeur de terre.

L’odeur de jasmin et d’huile de coco se lie à celle du camphre enflammé et m’enivre – c’est le parfum de l’Inde des bons jours, l’empreinte de sa foi laissée par l’Aarti Pooja dans ma mémoire olfactive.

Le fermoir du collier doré de la femme devant moi est ouvert ; je lui tape sur l’épaule pour lui faire remarquer, elle me remercie en souriant et range le bijou dans les replis de son sari. Lorsqu’elle se retourne, sa natte m’effleure le visage : l’odeur de jasmin et d’huile de coco se lie à celle du camphre enflammé et m’enivre – c’est le parfum de l’Inde des bons jours, l’empreinte de sa foi laissée par l’Aarti Pooja dans ma mémoire olfactive.

La cérémonie terminée, des files de gens traversent le fleuve sur des ponts illuminés comme des guirlandes jetées par-dessus les eaux brunes. Arrivée de l’autre côté, cette multitude disparaît dans la nuit ; le corps, qui a perdu l’habitude d’être seul, titube un peu, comme pour chercher les béquilles humaines qui le soutenaient jusqu’alors. Mais sous les fenêtres de l’hôtel, la Foule est là, ininterrompue, inarrêtable.

Quelques jours plus tard, nous nous trouvons sur le toit d’un immeuble où nous sommes montés prendre quelques photos. Des tentes y ont été improvisées à l’aide de vieilles bâches. La ville est à ce point envahie que l’on ne trouve pas une arrière-cour, pas une cage d’escalier, pas un auvent de magasin qui ne soit le campement d’une famille de pèlerins ou d’une secte de sages. Entre ces murs éphémères, on peut entendre le bruit de l’eau qui bout déjà pour le thé – ou rencontrer un jeune Sâdhu d’une trentaine d’années, qui nous aborde dans un anglais parfait. Il dit avoir été naga baba, mais enseigner maintenant le yoga à Milan. Il a fait le voyage depuis l’Europe pour la Kumbha. Indien de corps et d’esprit mais bavard comme un Italien, il finit par nous donner une information en or : le lendemain matin, à sept heures, aura lieu dans le temple voisin une cérémonie où tous les naga babas se prépareront au grand bain. Qui eût cru que notre porte d’entrée dans l’univers cendré des ascètes serait milanaise ?

Le lendemain, levés à cinq heures après une nuit à écouter les vagues de pèlerins gronder sous nos fenêtres, nous nous dirigeons vers le temple de Mansa Devi. Nous avions un lit alors que la Foule ne s’est pas couchée, mais nos yeux sont plus rouges et cernés que les siens. Sur le chemin du temple, nous traversons pour la énième fois les étroites ruelles de la ville, sans nous lasser du spectacle des gens et des choses. S’il est de nombreux recoins qui servent de latrines officieuses, et où l’odeur d’urine vient nous racler l’intérieur des narines, c’est le parfum des piments frits et du thé sucré qui domine le pavé. C’est aujourd’hui le plus important des bains collectifs de la Kumbha, et les ghâts sont envahis par des kilomètres de baigneurs venus se purifier.

Fendant le flot des pèlerins et slalomant entre les barrages de police pour tenter de nous approcher du temple, nous tombons sur un large portail ouvert sur des marches descendant vers le fleuve. Au moment où, débarrassés de nos sandales, nous tentons d’y entrer, une voix rauque nous tombe dessus : un petit brahmane d’une vingtaine d’années, le crâne rasé et les yeux rouges, nous invective copieusement en agitant ses bras maigres. Inquiets à l’idée d’avoir enfreint une règle dont nous ignorons l’existence, nous baissons le regard, nous excusons et amorçons un mouvement de repli, quand plusieurs Sâdhus, nous voyant, se mettent à rire et nous font signe d’approcher : le jeune homme est complètement fou, il a dû abuser de l’herbe de Shiva. Nous sommes les bienvenus au bord du Gange, où tout le monde peut aller se recueillir.

En bas des marches, une barrière métallique a été dressée pour que les baigneurs puissent se cramponner durant leurs ablutions. Des dizaines d’hommes et de femmes, nus ou tout habillés, s’ébrouent dans le courant glacé en psalmodiant des prières ou en se frappant les tempes en signe de dévotion. Un sâdhu vient de sortir du bain : accro-upi sur le bord de l’escalier, il essore ses immenses dreadlocks d’où ruissellent des filets d’eau sacrée qui retournent au fleuve. Plus haut, deux babas sont assis sur un contrefort de béton, l’un est encore nu, l’autre a terminé de se rhabiller. Immobiles, ils regardent tous deux vers la lumière pleuvant sur leurs visages depuis la rue. Cette lumière, leurs barbes, les vêtements du second, la nudité du premier, leurs yeux extatiques : j’ai l’impression d’assister à une scène biblique, une révélation divine en direct. On dit que l’Inde rend fou – mais comment ne pas le devenir lorsque même un athée y croise le sacré à tous les coins de rue ?

Le temple de Mansa Devi n’atténue pas ce sentiment de folie en devenir. Des centaines, des milliers de naga babas sont entassés dans la cour, et il en arrive encore. Si la Foule, au dehors, peut être considérée comme un macro-organisme, la cour du temple en est certainement l’entre-jambe. D’innombrables pénis s’y promènent ; et au-dessus de chaque pénis, un visage incroyable se détache, toujours plus fantastique. Certains ont des têtes à avoir passé des années à méditer dans une grotte – ce qui est probablement le cas – ou à avoir été décongelés il y a quelques heures du glacier dont ils étaient prisonniers depuis le temps des premiers hommes. D’autres semblent taillés dans la pierre, la boue sculptant des fissures sur leurs joues. Des barbes sans fin, des chignons immenses – mais aussi quelques physiques de jeunes premiers, au bouc soigné et au torse musclé. La diversité des physionomies est saisissante : on y croise tous les visages de l’Inde, mais aussi des hommes aux traits aborigènes, cheyennes ou chinois. Un groupe de sâdhus complètement nus, assis sur le sol, écoutent leur gourou portant une robe orange, seul vêtement visible ici. Une chose, cependant, les relie tous : des yeux profonds, qui imposent le respect.

Plongé dans cette forêt de membres, je me demande qui ils sont. Il n’y a pas de réponse simple. Les plus anciens textes védiques n’évoquent le vœu de renonciation que pour les castes supérieures : les brahmanes, les kshatriyas et les vaishya (prêtres, guerriers et marchands). Mais dans la pratique, chacun peut renoncer au monde pour suivre la voie du Sanyasin en quête de spiritualité. Si certains le font pour échapper à une situation familiale ou des conditions de vie difficiles, ils semblent une minorité. Le retrait de la vie matérielle, loin d’être considéré comme une rébellion, est traditionnellement plutôt bien vu en Inde, où le dernier âge de l’existence est censé être consacré à cette renonciation. Bien qu’elles soient plus rares, on peut aussi croiser des femmes sanyasins, ou sadhvis – mais ces « naga babettes » ne se promènent que rarement nues, portant une pièce de tissu la plus simple possible afin d’éviter d’attirer l’attention des hommes et les ennuis allant généralement avec.

Alors que ma raison malmenée aimerait trier tout cela pour reprendre pied, la multiplicité des cas et des sectes empêche de faire rentrer tout ce petit monde dans des cases. C’est évidemment tant mieux. L’Inde est le pays du « et », pas du « ou » : là où la logique voit des contradictions, l’Inde voit différents visages d’une même réalité, ou d’une même illusion. Cela explique la variété des traits dans ce temple : y cohabitent des centaines de sectes, ayant chacune ses règles, son berceau géographique, ses rites, et c’est précisément là qu’est le secret de beauté de cette scène délirante.

Comment un étranger se sent-il dans un environnement aussi surréaliste, entouré d’hommes nus et couverts de cendre ? Etonnamment bien, merci. Chaque image est source d’étonnement et laisse des questions que l’on tentera peut-être de résoudre plus tard, mais le sentiment qui reste est la jouissance d’être là, de vivre quelque chose d’extraordinaire. Un peu de bon sens et de savoir-vivre aplanissent la plupart des difficultés interculturelles, et si l’on ne se comporte pas comme le dernier des goujats à bousculer les hommes saints pour leur tirer le portrait sans consentement, ils se montrent presque tous très aimables. De plus, la joie des sâdhus est communicatrice, et l’on se prend à sourire en permanence.

Car l’humeur est joyeuse, voir hilare : l’ambiance tient, par moment, plus de la réunion d’anciens élèves que du rassemblement spirituel. Un sâdhu montre son postérieur à la foule réjouie. Un petit homme sec à la peau sombre et à la barbe blanche rit de toutes ses dents : il saisit un gros type à la peau grise par la taille avant de l’entraîner dans une danse enfantine. Je ne sais pas ce qu’ils se disent, mais devant leur allure goguenarde, j’imaginerais bien un sous-titre à la scène : « Dédé ! Mon vieux Dédé ! Je me disais bien que je connaissais cette paire de fesses là ! Depuis combien de temps on s’est pas vus ? Douze ans, non, depuis la dernière Kumbha Mela ? Toujours dans la même grotte ? Tu préfères toujours la cendre de sapin? Sacré Dédé !… »

L’être humain est certainement absurde, mais je crois que c’est en cela qu’il est beau.

Si la plupart des sâdhus sont d’un naturel pacifique, on a vu par le passé les naga babas se battre contre les envahisseurs moghols ainsi que les colons britanniques ; leur extrême détachement leur ôtant la peur de mourir, ils furent d’excellents combattants. Il y a longtemps qu’ils ne mènent plus de réelles batailles, mais leurs rassemblements sont l’occasion de démontrer leur maîtrise de différentes armes, du cimeterre au bâton, du poignard à une sorte de bolas indiennes. Là encore, l’atmosphère est plutôt détendue, chacun rivalisant d’adresse pour le plus grand plaisir de rangées de collègues dont la nudité laisse brinquebaler les organes à chaque éclat de rire. Leurs longs cheveux traînent parfois sur le sol durant leurs acrobaties, des percussions et des trompettes excitent l’ardeur des participants, l’odeur de chanvre envahit la cour ; je ne sais pas où je suis, mais je suis content d’y être. L’être humain est certainement absurde, mais je crois que c’est en cela qu’il est beau.

Quelques heures plus tard, abrutis et les sens saturés, nous nous dirigeons vers la gare. Deux kilomètres à travers la Foule… des millions de gens dans la rue, où un défilé de chars se prépare pour emmener les sâdhus vers le Gange. Chaque pas est le fruit de l’énergie collective bien plus que celui de notre propre volonté. Compressé, écrasé, essoré par des corps inconnus, on se contente de penser très fort au but, de gagner du terrain millimètre par millimètre, un orteil après l’autre – surtout ne pas penser derechef aux incidents qui pourraient transformer cette foule en un monstre s’auto-broyant à pleines dents.

Arrivés à la gare, l’ambiance est post apocalyptique : on a l’impression que l’humanité, suite à une catastrophe, est venue se réfugier ici, des familles entières campant avec le peu qu’elles ont pu emporter. Impossible de voir le béton du quai – des vagues de tissus multicolores le recouvrent, au milieu desquelles on aperçoit ici et là une tête, un bras ou une jambe. Un groupe de policiers, pour une raison que j’ignore, ou en vertu du fait que leur uniforme leur permet justement d’ignorer la raison, ont bloqué l’accès aux escaliers et passerelles enjambant les voies ; pour passer d’un quai à l’autre, il ne reste plus qu’à descendre sur les rails, et à sautiller entre les monceaux de merde humaine qui les maculent. Plein les sandales et plein les narines. En me hissant sur le quai d’en face, je me demande un instant si je ne vais pas me retourner pour vomir sur la voie, histoire d’ajouter un peu de mon immondice au fumier commun.

Des heures d’attente au milieu de la Foule – et la même information qui revient régulièrement dans les hautparleurs : « Train 2017 to Dehradhun is scheduled on time and will arrive shortly ». Le train 2017, c’est le nôtre. Magie du temps indien : il est toujours prévu à l’heure, mais est censé être arrivé et reparti depuis trois heures. Chaque minute grignote un peu nos chances d’atteindre l’aéroport à temps pour attraper notre vol pour Delhi – et d’arriver finalement au mariage de mon ami Martin, qui a lieu à Zagreb dans trois jours. Minute après minute, ces chances se dissolvent dans l’odeur d’égouts et de sueur, dans l’abrutissement de l’attente et le bourdonnement des conversations des passagers spéculant sur des trains invisibles. Elles s’amenuisent lentement jusqu’à disparaître tout à fait.

Nous y sommes, à cet instant où il n’y a plus d’espoir. Même si le train arrivait maintenant et respectait la durée de trajet prévu, nous raterions notre avion. Toutes les routes ont été bloquées à 15 km à la ronde : impossible de prendre un bus ou un taxi. Un problème sans solution n’est plus un problème, c’est un fait ; mais j’ai tout de même un nœud au ventre en pensant à ce soir, où je vais devoir appeler Martin pour lui annoncer que je ne peux me rendre à son mariage, et qu’il va devoir se trouver d’urgence un autre témoin. Je maudis ma naïve inconscience : avoir pu croire que nous aurions, un jour pareil, la moindre chance de sortir de la ville à temps ; penser que notre séjour purificateur à la Kumbha suffirait à nous attirer les bonnes grâces de Shiva. Je fais le deuil de notre voyage européen, et médite sur les prochaines semaines, soudain bien vierges, lorsqu’un sifflet de train se fait entendre.

Sur le prochain quai, un train se met en branle. Ce n’est pas le nôtre. Nous ne sommes pas sûr de sa destination. Mais Katie, à qui tout paraît préférable à l’inaction, enjambe des corps, écrase des mains, et se met à suivre le train au pas de charge, suppliant les passagers débordant de chaque portière de nous laisser une petite place inexistante. Miracle de l’Inde et de l’incroyable gentillesse de ses habitants, ou magie du charme d’une jolie blonde : deux corps s’écartent, et un minuscule espace se libère dans lequel elle plonge. Je regarde, impuissant, le wagon déjà plus que plein me refuser toute place supplémentaire. Sans réfléchir, j’arrive à placer une sandale sur un coin de marchepied inoccupé, et m’accroche où je peux. Il n’est pas impossible que je m’écrase d’ici une centaine de mètres – mais pour le moment, au moins, nous bougeons.

Le pied gauche sur le marchepied du train, la jambe droite dans le vide, je regarde le gravier blanc défiler sous moi entre les traverses. Accroché d’une main à la barre verticale longeant la portière, de l’autre aux barreaux de la fenêtre du compartiment : mon sac à dos, en tirant sur mes épaules, m’invite à succomber à l’appel du talus. Une foule compacte, débordant par toutes les ouvertures, m’empêche de rentrer dans la wagon. Katie a eu plus de chance, elle a pu s’engouffrer entre deux âmes charitables, qui ont hissé son sac à dos au-dessus des têtes moustachues et souriantes des autres passagers. Je ne la vois pas, mais je sais qu’elle peut m’entendre par-dessus le cri des rails et du vent.

« I might fall quite soon, you know.

Come on! Be tough! Be a man ! »

Au temps pour la compassion féminine. Je m’accroche. Certains ascètes se sont tenus sur une jambe des décennies durant, d’autres ont dormi debout toute leur vie. Je survivrai bien à une demi-heure d’acrobatie sur rails. Mais si je n’avais pas tant envie de maudire les dieux hindous pour m’avoir mis dans cette situation, je les remercierais bien : car ce sont eux à qui je dois ce voyage, plus encore que tous les autres.

Il faudra longtemps aux images de saints couverts de cendre pour cesser de danser sous mes paupières lorsque je ferme les yeux ; mais en plus de ces hommes à poil collés sur ma rétine, ce qui restera de ces jours plongés dans la folie de la Kumbha Mela, c’est un sentiment de gratitude. La gratitude d’avoir pu vivre ça, d’avoir ajouté encore un barreau à plusieurs échelles en moi, même si j’ignore encore lesquelles. C’est un nouveau cadeau de l’Inde. Ce pays est celui de la surenchère : plus le temps passe, et plus il arrive à me surprendre. Shiva est grand.

Le carnet de voyage “Emporté par la foule” a été publié dans la revue de voyage Bouts du monde Numéro 5