
La folle croissance du terminus – Carnet de voyage
Pendant seize jours, le train a mené Nicolas Jolivot de ville en ville, sur 2000 kilomètres de Pékin à Harbin. Le train allait encore plus au nord, à Heihe, ville terminus en pleine croissance, prise par les glaces du fleuve Amour qui marque la frontière entre la Chine et la Russie, à l’extrême nord de la Mandchourie.
Pendant ma promenade au bord du fleuve Amour appelé Heilong (le Dragon Noir) par les Chinois, je ne vois que neige à perte de vue hormis la ligne couleur de rouille de la forêt russe sur l’autre rive. Broyé par le froid, je rejoins tôt cet après-midi le centre-ville de Heihe. Les vingt degrés sous zéro ont brisé net mon envie de folâtrer dans la campagne entre les bouleaux. J’aspire maintenant à me réchauffer en mangeant une omelette fumante aux tomates et boire un petit remontant.

La ville approche, elle déroule le long du Dragon Noir sous mes pieds gelés une promenade dallée chaque jour balayée, elle multiplie jusqu’à l’horizon les mêmes rampes de balustrades en grès sculpté, dispose régulièrement une esplanade, une statue allégorique, un panorama sur la banquise, un fier perré sur la berge. Des enfants jouent à cache-cache avec des ours, l’ensemble est une sculpture en bronze grandeur nature.
La ville de Heihe est pareille au bambou, elle semble pousser à vue d’œil et s’étend sans se contraindre, arrosée par le dynamisme économique chinois. Des quartiers entiers sont construits en banlieue par anticipation pour loger une prochaine vague d’exode rural.
Les architectes dessinent à la chaîne des dômes et des coupoles, dressent des colonnes, des chapiteaux et des pilastres sur tous les hauts bâtiments neufs, inventent une Histoire avec des parpaings en donnant à la ville des airs de Saint-Petersbourg.
Les urbanistes tracent des avenues larges comme le fleuve. Heureuse initiative pour l’avenir tant le nombre de véhicules motorisés semble doubler chaque jour. Les habitants quadrillent les façades de néons multicolores afin de vivre chaque soir dans une ambiance de fête du Nouvel an sur la plaine vide et blanche.

La ville de Heihe se dresse sans résistance et bombe le torse au-dessus de l’Amour comme une sirène de proue. Le navire est une Chine hautaine. Ses cheminées poussent vite, fabriquent des nuages en série. Ses bâtiments géants scintillent, rutilent sans concurrents dans cette vaste province figée l’hiver puis recouverte de maïs pendant les trois mois d’été.
Sur l’autre rive, Blagoveshchensk la russe semble se recroqueviller. On dirait qu’elle ploie sous l’alphabet de son nom trop compliqué. Elle dominait la vallée de l’Amour depuis une histoire de ruée vers l’or. Maintenant elle se ternit. Sa silhouette sur le ciel bleu d’acier a dû s’affaisser, il me semble, le jour où Heihe monta sa roue de parc d’attraction juste en face la sienne. La roue chinoise est tellement plus grande, plus neuve. Elle n’en fait que plus ronde.
Plastronner sur la berge et apostropher le voisin n’est pas une nouveauté côté chinois. On se souvient encore de la propagande maoïste déversée vingt-quatre heures sur vingt-quatre pendant la Révolution culturelle par des batteries de hauts-parleurs dirigées vers la rive russe. Autre temps, mœurs curieuses.
Ces deux villes sont tournées l’une vers l’autre, vitrines de leur monde, comme des jumelles perdues loin de tout, orphelines élevées chacune par une famille d’accueil. Après de nombreux conflits entre Russes et Mandchous, le Traité de Pékin fixa définitivement le fleuve Amour comme frontière entre la Russie et la Chine en 1860. Alors les deux villes se développèrent différemment.
Blagoveshchenk, raccordée à la ligne de chemin de fer transsibérienne, poussa rapidement autour de sa cathédrale tandis qu’Aigun, côté Chinois, restait une petite place forte. Elle se transforma fort tardivement, mais cette mutation fut radicale. La ville changea de nom pour devenir Heihe le 15 novembre 1980 et son centre se déplaça de plusieurs kilomètres. Depuis, elle sort de terre comme un dragon furieux, gronde de mille chantiers. Elle en impose face à sa voisine tout en faisant le maximum pour accueillir les Russes dans les meilleures conditions, pour qu’ils puissent prendre du bon temps, consommer et mener des affaires, l’essentiel étant de ramasser du rouble. Les enseignes et le nom des avenues sont doublées en alphabet cyrillique et les chaînes de télévisions dans les chambres d’hôtel s’allument directement sur les programmes russes.
En rentrant à pied vers le petit restaurant proche de l’hôtel, les mains gantées enfoncées dans mes poches jusqu’au creux de l’aine, les sourcils gelés au bord du bonnet et les narines calées dans mon écharpe, je regarde à travers mes lunettes embuées cette frange russe de bâtiments gris cousu sur un ruban d’arbres nus.
Je me sens alors une fois de plus tout petit Français. Si les voisins Russes souhaitent faire un tour dans une très grande ville de leur pays, ils doivent au moins parcourir 2000 kilomètres vers l’Est pour se rendre à Vladivostok. Ceux qui veulent rejoindre leur capitale Moscou à l’Ouest prendront pour y aller le temps que je mettrai pour retourner à Paris…
Et si j’étais né à Heihe, non seulement je serais glacé jusqu’aux os six mois de l’année, mais j’aurais certainement grandi dans une maison de briques entourée de barrières en bois et vu sur trois décennies ma grosse bourgade se transformer en ville monstre peuplée de plus de 200 000 habitants.
Je comprends pourquoi certains ne ressentent pas le besoin de bouger pour être dépaysés.
Le carnet de voyage La folle croissance du terminus de Nicolas Jolivot a été publié dans le magazine de voyage Bouts du monde Numéro 18