Mecano voyageur en route vers le sahara carnet de voyage

Les mécanos voyageurs – Carnet de voyage

Le carnet de voyage de Cédric Mané a commencé au fond du jardin d’un pavillon de Vendée, à boire des bières et à fumer des clopes. Cela faisait déjà plusieurs mois que le jour du grand départ était retardé. Cette-fois, il ne manquait plus que le moteur. Il s’était laissé convaincre par Amar, une sorte d’anti-héros jovial et débrouilleur, de convoyer des vieilles Peugeot ou Mercedes en Afrique. Avec son boulot de journaliste, il y avait bien là de quoi tourner un documentaire…

« Bientôt ». C’était le dernier mot prononcé par Amar en quittant le bistro. Le « ‘tôt » avalé derrière la porte battante et une gorgée de bière. Sur le coup, je n’y ai pas prêté trop attention. Mais quand même, un « bientôt » dissimulé à ce point, c’était louche. Il aurait pourtant son importance quatre mois plus tard, un 4 juillet, jour du départ. Il m’avait vendu l’annonce de façon joviale, avec le débit de l’habitude. « Tu conduis la voiture jusqu’en Afrique, je te paye le billet d’avion pour rentrer. Tu te bourres la gueule si tu veux, je m’en fous, l’important c’est de faire attention que la voiture arrive en Afrique en bonne santé. Tu me suis, c’est tout. On part demain… Bientôt ». Quelques bières, ajoutez-y à cela un ciel de février qui donne envie de partir tout de suite, et quelques sentences bien huilées du patron du convoi : le « oui » fut mécanique et enthousiaste.

J’avais annoncé au printemps au chef de rédaction le souhait d’être libéré. C’était vraiment le mot utilisé, « libéré », même si ce n’était pas le bagne : un salaire, des locaux chauffés, un emploi valorisant, des collègues bienveillants, une fréquentation tolérée des bars pour les besoins du métier… Mais déjà je sentais que j’allais finir en friche. J’avais « décidé de décider », c’était mon bon mot du moment. N’importe quoi, ce que la vie allait proposer. Ce fut cela. Je demandais donc la fin de ce job de soutier de la presse locale pour le 15 juin. Pas d’objection du chef de rédaction. J’espérais partir dans la foulée sur la route. Mais voilà, je n’avais pas tenu compte de cette remarque d’une femme à mon avis un peu aigrie mais lucide : « Dans convoyage, il y a con ». Ma première connerie aura été de croire au calendrier de Amar. Du coup, j’ai poireauté plusieurs semaines durant lesquelles j’hésitais chaque jour à défaire mon baluchon posé devant la porte, perdu autant de temps de boulot et surtout de salaire, me suis sans doute grillé pour une éventuelle suite chez ledit employeur, j’ai croisé chaque jour les regards réprobateurs de ma compagne, que je comprends car elle s’infligeait un stage cet été-là (bien sûr, elle disait : « nan, je te jure, pas de problème, vas-y, vagabonde », je sentais bien que…).

Je croyais partir pour un mois, je me suis en fait embarqué dans une affaire de quatre ou cinq années, qui, telle les serviettes d’hôtels de passe d’un célèbre écrivain-voyageur suisse, m’aura d’abord essoré puis enrichi.

Bref ce 4 juillet 2001, en soirée, au volant d’une 504 Peugeot mise en circulation la même année que moi, je venais de perdre dans le désordre ma compagne, mon job, pas mal d’argent, et aussi une bonne partie de vagues autres projets qui se promenaient sur mes carnets. Bref, délesté de ce qui faisait alors de moi un type de 25 ans normal et ravi de l’être, je m’engouffrais sur les routes de Vendée, ignorant tout du parcours à venir, léger, heureux et libre comme l’air. Je croyais partir pour un mois, je me suis en fait embarqué dans une affaire de quatre ou cinq années, qui, telles les serviettes d’hôtels de passe d’un célèbre écrivain-voyageur suisse, m’aura d’abord essoré puis enrichi. Paraît-il.

En guise de personnage principal, il y avait donc Amar, un type d’une petite quarantaine d’années qui avait l’habitude de prendre, une fois par an, la direction du Sénégal et du Mali aux manettes de convoi de vieilles bagnoles. Un genre d’anti-héros, né en Kabylie et vivant en France, genre assez secret, mais quand même bon vivant. J’avais pu récolter en route les récits de quelques-une de ces aventures : ces premiers voyages étaient passés par l’Algérie pour rejoindre le Tchad et le Niger. À l’époque, lui y conduisait des R12. Il m’a causé de choses et d’autres, de sa naissance sous un figuier, de fuites les jambes à son cou, abandonnant ses voitures pour éviter la prison, de journées entières à regarder un âne tirer sa voiture en panne, ou à faire le tour de la même automobile cuisant en plein soleil à la recherche du coin d’ombre accordé par la rotation de la terre.

Est-ce qu’il en rajoutait des louches ? Peut-être, qu’importe au fond, ça me plaisait, un boniment bien enrobé vaut mieux qu’une vérité fadasse. L’observer au quotidien, trainer les savates, donnant des coups de pied dans le moindre pneu aperçu au bord de la route pour voir s’il est récupérable, terminant le moindre chantier toujours sur la même phrase : « Bon, je vais boi’le une bie’lle ». Il buvait des bières, donc, diffusait en boucle la même cassette sur son auto-radio, ne donnait de leçon à personne (sans doute une manière de ne pas en recevoir), vivait plus ou moins d’un business d’épicier en pièces de mécanique et de vielles bagnoles, un commerce que beaucoup de petits blancs bien pensants critiquaient aussi bien sur le fond que sur la manière un peu rude de le pratiquer. « C’est l’Afrique qui veut ça », disait-il parfois à bon entendeur. De fait, cette affaire-là semblait satisfaire à la fois lui et les acheteurs. Pour preuve, rendez-vous était donné à chaque passage.

Le premier voyage n’a pas duré très longtemps. Un mois plus tard, je déboulai à l’aéroport de Dakar, direction Paris, vidé de tout, lesté d’une simple valise de cinquante centimètres de côté remplie de la couverture écossaise qui ne m’avait pas quittée du voyage, de deux ou trois cadeaux tarifés que les Wolofs et les Peuls auront fini par me fourguer, de cigarettes bon marché, de l’enregistreur audio et d’un carnet. Qu’importe, le mini-disc bien qu’hésitant m’avait permis d’immortaliser quelques sons. Le carnet de notes était rempli d’une prose banale, hésitante, aux histoires sans doute mille fois entendues et racontées avant moi par d’autres mais ce n’était pas important : elles étaient fraîches et ce qui me rendait solaire, c’est que ces notes foireuses étaient les miennes, j’avais découvert l’écriture, je pouvais ainsi raconter des histoires et constater que cette activité savait me procurer une euphorie rare.

En voici un extrait : « La 504 roule étonnement bien. Je demande à Amar si cela a une chance de durer sans me soucier de la réponse. Il déroule une liste exhaustive de ce qui va sans doute lâcher : boîte de vitesse hésitante, alternateur mal en point, portière en équilibre précaire… Et il termine : L’important, c’est d’avoir de l’eau et de l’huile. Si tu as ça, tu roules toujours. Tu surveilles bien le tableau de bord, si ça clignote tu t’arrêtes tout de suite. Je demande alors, naïf : ah et il fonctionne le tableau de bord ? » Silence, il ne sait pas.

La panne, elle arrive forcément, il y a toujours un pilote pour oublier de regarder les voyants, et voilà, la tuile. Tant mieux ! C’est l’occasion d’une leçon de mécanique improvisée sur un parking au milieu de rien, peut-être même dans le froid et sous la pluie. Joie ! Le plus fou, c’est qu’il n’a quasiment aucun outil, et ceux dont il dispose ne servent à rien. « Amar, il sait réparer un radiateur avec les dents » me dira un jour un converti. Je confirme : une autre fois, il a repéré une panne en écoutant le ronflement du moteur malade au téléphone… N’empêche qu’il avait l’art d’esquiver les questions. À mon inquiétude sur le fonctionnement du tableau de bord qui a surtout l’aspect d’une guirlande, il répond en riant tel un diable : « Tiens, bois une bière. De toute façon elle ira mieux dès qu’on sera en Afrique. C’est l’Afrique qui veut ça ! »

2 octobre. Quelque part en France, Amar scotché devant le moteur d’un camion aux couleurs folkloriques. Autour, des caravanes, des chats, des chiens, des poules. Il part, revient, une lichette de bière entre deux coups de clé parfois mimés. Ça n’avance pas. Des carcasses, il y en a huit autres à peu près dans le même état, d’après mes calculs. Je lui demande qui va conduire celle-ci : « Ah non, personne ; lui, il reste ici, c’est pour un copain… » On est censé partir dans huit jours, tout le monde l’attend, il a des voitures en chantier et il en « répare » d’autres qui ne partent même pas en Afrique.

Avec les amis techniciens de cinéma qui me suivent, on est d’accord pour dire que regarder les gens au travail a quelque chose de fascinant. Point positif, cet engin sera du voyage, bientôt : ça avance, alléluia !

15 octobre. Au fond du jardin d’un pavillon, en Vendée, l’un des engins les plus improbables. Journée ensoleillée, nous rôdons autour du trou qui devra un jour loger un moteur. Aidé de Fred, son nouvel homme de main évidemment baptisé Aldo, il en teste plusieurs types, ceux qui n’y trouveront pas leur place attendront dans le coffre pour être vendus au Maroc. Amar autour de la carcasse, semble se poser dix mille problèmes et en éclaircit deux, au mieux. Ce n’est pas grave. Le linge sèche, nous regardons tranquillement la scène en fumant des clopes. Avec les amis techniciens de cinéma qui me suivent, on est d’accord pour dire que regarder les gens au travail a quelque chose de fascinant. Point positif, cet engin sera du voyage, bientôt : ça avance, alléluia !

19 octobre. Tout est affaire d’humeur. A vue d’œil, c’est le point mort. Mais déjà, au contact d’Amar, on s’africanise. De Vendée, c’est une performance ! Départ prévu jeudi, personne n’y croit. Et lorsque la famille demande « c’est quand ? ». Nous répondons désormais comme Amar : « Demain, bientôt ! »

24 octobre. Dans un sous-sol en ville, démarrage impeccable d’une Peugeot break, dont le moteur traînait encore sous une bâche il n’y a pas une semaine. « Je bois une bière pour fêter la 505 », dit Amar. Dehors les oiseaux d’été partent vers l’été. Parfois résignés, nous nous terrons dans l’hiver.

25 octobre. Négociation d’une autre 505 au téléphone, au comptoir de la taverne La Perle. Babar, un des pilotes recrutés, est suspendu au combiné, il écoute Amar en version conseillé commercial. « Surtout pas plus de 1000 euros, tu vas me ruiner ! ». Finalement, personne n’achète. « Carrosserie marron, pas bon ». Dicton vendéen ?

27 octobre. Les producteurs du road movie arrêté de l’histoire du cinéma sont inquiets… Pour la douzième fois, l’équipe est partie suivre Amar sur l’un de ses chantiers. « Sai Sai », un film de voyage immobile ? Pas très vendeur ! Le Mali est toujours à 6 000 km, mais c’est promis, bientôt

1er novembre. Je meuble le carnet de fantasmes, faute de paysages et d’aventures neuves à raconter. Je m’insurge contre les regards un brin ironique qui disent: « alors, vous partez quand? »

3 novembre. C’est dans ce quotidien plutôt joyeux, parfois désespérant, qu’un soir de novembre, alors que tout était glacé dans l’appartement nantais et qu’on buvait du bourru pour oublier le vide, j’ai reçu un coup de fil. Fred, une des recrues, déboule chez moi en hurlant : « On part cette nuit ! » Cela faisait tellement longtemps qu’on attendait ça qu’on était évidemment pas prêt, « peut-être que cette nuit on sera à Niort ! » s’exclame le pilote. Amar me confirme la nouvelle au téléphone, parlant sur un ton d’urgence insensé vu les mois d’attente écrasants que nous venons de subir.

3 novembre (bis). 21 h 30. Évidemment, rencard pour le départ au bar, une assemblée choisie de proches, railleurs comme depuis quelque temps, mais cette fois c’est bon. Puis, coup de fil encore : « Euh… finalement on part demain ! »

4 novembre. Le départ est calé à midi, mais à l’arrivée sur le lieu de rendez-vous, une place ornée d’un calvaire(!), on se rend très vite compte qu’il reste à Amar et ses «Aldos» pas mal de bricoles à ajuster : nettoyer un pare-brise, en installer un autre, charger des moteurs de secours et les cacher sous des planches de contre-plaqué qui serviront de lits, trouver une place à une charrue rouillée et très lourde « pour faire cadeau à l’Afrique », fixer les plaques d’immatriculation, recharger des frigos, et autres tas de ferrailles difficilement identifiables. Ce bazar est pour l’instant vraqué çà et là. Tout signe d’urgence s’est évaporé. les convoyeurs et Amar sont installés autour d’une table à boire des bières.

4 novembre (bis). Le départ du convoi aura finalement lieu 24 heures plus tard, de nuit comme le veut la tradition : il sera éclairé à la lampe torche pour pouvoir être sorti de la pénombre et filmé. L’anecdote dit beaucoup des subterfuges qu’il faudra mettre en œuvre par la suite pour « capter le réel » comme disent les cinéastes. Personnellement, j’aurai plutôt parler d’attraper « l’irréel ». Beaucoup de moment se sont déroulés la nuit. Normal, pour des loups.

C’est parti, et c’est quand même une information ! témoigne Babar, dont la vie est à cette minute bien réelle au volant d’une Peugeot confortable et pas marron, « j’teul dit, moi, on va passer par Montaigu, c’est la route de l’Afrique ou quoi, Montaigu? »

Parking à Saintes, première nuit dans le coffre, pour se faire virer à l’aube par le patron de la station service située en face. Mmmh, « la bohème… !  »

5 novembre. Vino tinto por favor. 4 heures de route, Amar s’arrête devant un bar-hôtel-restaurant de banlieue espagnole : « Je n’ai rien mangé, ah les belles tapas… Puis il se ravise : « Una cerveza por favor! Pas de comida. Si je suis trop grassouillet, les acheteurs africains, les douaniers, tout le monde va penser que je suis riche et je vais me faire taper ». Le Guide du Routard ne dit rien de plus utile.

Durant cette première semaine de tournage, il ne se passe finalement pas grand-chose, à part avaler les kilomètres et les tapas, vino, chupitos dans les bars et dancing suspects. C’est donc ça, la Liberté ?

6 novembre. 700 bornes parcourues presque d’une traite, un record pour Amar, de la frontière franco-espagnole à l’Extremadure: trois comptoirs, des champs à perte de vue, des lignes droites de grues, de poteaux d’éclairage, de ponts, de lignes pointillées, le menu du routier à l’arrivée. On pense sérieusement à changer de métier, prêts à vivre dans un 38 tonnes si possible en Espagne.

7 novembre. Domingo andaluz. Terrasses bondées, grand soleil, on est en avance pour le lendemain, alors grosse bouffe et soirée sévillane. Ça sent les vacances… Amar rêve déjà de Saint-Louis du Sénégal, étape qui n’est pourtant pas prévue sur le trajet. Sait-on jamais. Durant cette première semaine de tournage, il ne se passe finalement pas grand-chose, à part avaler les kilomètres et les tapas, vino, chupitos dans les bars et dancing suspects. C’est donc ça, la Liberté ? Va pour cette version du bonheur.

8 novembre. Détour moldave. Courte nuit de sommeil, donc longue au bistrot, imbibée d’un vin dont le tarif risible aurait dû nous alerter de la piètre qualité. Amar tient à passer la nuit au Club Nationale IV, voisin du bistro. Pendant un moment, certains convoyeurs ont pensé aller danser le flamenco à l’intérieur. Les autres, plus fins connaisseurs du côté obscur de l’existence, se tâtaient quant à savoir s’ils iraient danser la gigue moldave. Nous sommes les seuls clients, des filles visiblement défoncées nous branchent mollement. Au réveil, 59 874 tonnes (à diviser par 38) étaient passées à moins de dix mètres de nos hôtels roulants.

Un soupçon : Amar ne supporterait-il pas l’éloignement du ronflement des moteurs ? Pour preuve, ce matin-là, il fait les cent pas au bord de la route, regarde les bahuts passés, comme d’autres scrutent la mer ou la montagne.

9 novembre. Changement de moyen de transport, le bateau nous débarquera bientôt au Maroc. Amar se prépare à passer la douane, et même si tous les papiers sont en règle, il sait qu’il perdra quelques Dirhams en bakshich.

On en profite pour filmer, les ultimes consignes adressées aux convoyeurs, spécialement Catherine, qui a la redoutable tâche d’user de son charme pour franchir la frontière au volant du vieux fourgon d’Amar, rempli de pièces et de moteurs cachés : « Les filles ça passe toujours ! Il faut parler de tout pour que les douaniers oublient leur travail ! ». Briefing infilmable en direct, au nez des douaniers. La causerie est alors relancée sur le pont du bateau. Je prends goût à la mise en scène.

10 novembre. Le petit gros et le capricide. Forcément, le passage de douane s’est mal passé. Tous les véhicules avaient pourtant franchi la barrière, mais Amar n’avait pas graissé la bonne patte, celle du « petit gros », une espèce dont Amar se méfie toujours : « Le gros douanier tu peux être sûr qu’il ne lâche rien, il a plus faim que les autres » dit-il plus tard, bougon.

Alors c’est parti pour 24 heures d’attente dans une sorte de décharge, à 100 kilomètres de Tanger et déjà au milieu de rien, pour la séquence qui restera homérique sous le titre « la tripaille de bique » ! trouvaille signée Babar. Toute la journée, tandis qu’Amar tente de récupérer l’argent auprès du « petit gros affamé », un boucher débite de la biquette à deux pas des voitures de nos convoyeurs. Il y va gaiement, ravi de recevoir les honneurs inattendus de la télévision occidentale. Babar trouve cela moins drôle : aux mômes qui lui courent après pour récupérer des chaussures dont sa voiture est chargée, il répond, hargneux : « Putain walou ta ganache ! Tu veux tout t’auras rien ! » En voyage, on s’aime bien en être sage et patient prêt à apprendre l’arabe marocain, le Peul, le Woloff, à se travestir si nécessaire pour mieux coller à cette nouvelle peau etc. Nous voilà en train d’apprendre un dialecte méconnu, « le Babar », qui se pratique le front plissé, Camel au bec. Lawrence d’Arabie, accroche-toi, Aqaba nous voilà !

11 novembre. Hammam et Ramadan, comme si on y était. Étape chez Saïd, un dépanneur garagiste de son état et collègue de bière de notre berbère Amar. Saïd, je le connais, il voulait m’embaucher comme apprenti lors de mon premier voyage. J’ai vite senti que j’apprendrai surtout à vendre le shit, et à lui ramener les filles européennes dont il rêve, « des Christines » qu’il disait. Je n’ai pas tenu parole, et je crois qu’il avait vite oublié. Au village, on en profite pour se retaper. Bon repas, étape culturelle au hammam du bled, chauffé au même feu de bois que la boulangerie voisine.

Sur la télé familiale, visionnage de nos premières bandes, et atelier copie, en cas de souci en route. Said, improvisé guide dans la ville pour trouver un accès web en plein Ramadan, est pressé de briser le jeûne.

Il n’en peut plus, le pauvre, habituellement le passage d’Amar est une vraie fête païenne, orgie de bières et cochonnailles espagnoles pour tous les Musulmans du village qui lisent le Coran par-dessus la jambe, et ils sont nombreux à l’interpréter à leur sauce ! Mais voilà, pendant le Ramadan, pas question de tricher avec le prophète. Pour nous aussi, c’est aussi un peu Carême… On ne veut pas faire de mal à ces âmes bien assez tacheronnes comme cela, alors on reste discret pour fumer, boire et manger.

12 novembre. Visa pour Nouakchott. Larges avenues inondées par l’orage de la nuit ; conduire le plus mal possible est une règle, c’est Casablanca sous la flotte.

Les visas pour la Mauritanie ont été déposés ce matin, on repasse les prendre cet après-midi puis direction Marrakech. Le voyage patine dans tous les sens du terme, mais on y est habitués, c’est très bien ainsi. Pourquoi arriver vite, alors qu’on ne sait finalement pas exactement où nous allons ? Je me sens bien partout, y compris et surtout dans ces couloirs, ces entre-deux-eaux dont on n’attend rien, étapes obligées d’un voyage qui correspondent exactement à l’inverse du folklore imaginé au départ. Je me fous des oasis, des mosquées, de l’architecture. À la limite, la cuisine, oui je veux bien m’y intéresser et surtout y goûter. Pour le reste, regarder la pluie tomber sur ce macadam qui pourrait être collé partout ailleurs me convient tout à fait.

14 novembre. On quitte Casablanca au plus vite après une pause au supermarché « Metro ». Chiens d’occidentaux ! Tout y est deux fois plus cher qu’au souk. Piégés par nos envies de bière. À l’entrée du magasin, de jeunes Marocains attendent pour donner de l’argent afin de se faire acheter de l’alcool. Eux n’y ont pas droit. Puis la route de nouveau jusqu’à un grand espace d’autant plus mystérieux que la nuit est tombée. Pour la première fois, pas de circulation en fond sonore, on croit tenir notre première nuitée à peu près calme du voyage. Las ! À peine couchés, un train qui passe à dix mètres à peine des voitures. Plusieurs autres passeront sournoisement à intervalles suffisants pour nous réveiller juste après qu’on ait eu le temps de s’endormir. Ma consommation de tabac grimpe en flèche cette nuit-là.

15 novembre. Victor et Cary Grant. L’avantage de ces trajectoires et arrêts nocturnes hasardeux, c’est qu’ils proposent, en plus de nuits foireuses, des réveils étonnants. Le suivant l’est. D’abord grandiose : j’avais senti l’humidité et fait remarquer à Jeff qu’il devait y avoir un étang, ou une mare, dans les parages. Au matin, face à nous, une étendue d’eau en effet conséquente : l’océan Atlantique s’allonge d’une falaise. Je n’avais pas compris qu’on en était si proche. En même temps, on n’a pas de carte routière. À quoi bon, au fond ? « L’important c’est d’avancer, pas de savoir où tu vas » dit parfois Amar. Facile à dire sans doute, mais il faut bien se raccrocher de temps en temps à une sentence un peu définitive, une prise de terre, un repère même vague ; où irions-nous sans cela ?

Levé pittoresque aussi, puisque le petit déjeuner – asperges sauvages, œufs et pain frais, lait encore tiède, parfait- est acheté à de jeunes paysans juchés sur leur âne. Amar investit même dans un coq, troqué contre une paire de chaussures et quelques dirhams. Nous l’appelons Victor. Sa compagne, achetée au souk en même temps qu’un stock de durites, est radieuse. Ce sera Moldave, souvenir d’une rencontre furtive sur le dance floor du Nationale IV.

Nuit de pause dans un paysage lunaire, de grands champs plats de caillasses blanches entourés de constructions en chantier, une station service au loin, des bâtisses en chantier à 360 degrés, et si peu d’habitants.

C’est comme d’habitude en soirée, vers 16 h, après des heures d’attente inexplicables que nous reprenons la route direction Imin Tanoute via Marrakech, cité magique aux dires de tous, et dont évidemment nous ne verrons rien. « Ville = problème » est un des théorèmes indiscutables d’Amar. Nuit de pause dans un paysage lunaire, de grands champs plats de caillasses blanches entourés de constructions en chantier, une station service au loin, des bâtisses en chantier à 360 degrés, et si peu d’habitants. On se dit qu’Hitchcock aurait pu y faire raser un coucou menaçant sur le paletot de l’infortuné Cary Grant.

16 novembre. La Vente. Enfin ! Amar a besoin de rhalis. Il s’installe à la station service de Imin Tanoute où nous passons l’après midi avec lui assit sur une chaise, au soleil. Les ombres s’allongent… Rien. Aujourd’hui le Marocain ripaille en famille pour la fin du Ramadan. Un frigo, un démarreur vendus sauvent bien les meubles en fin d’après-midi. Une de nos poules est chipée. Petite leçon de vaillance à pas cher… Ça ira mieux demain. Nous sommes accueillis en soirée dans la maison d’un très bon client d’Amar, un mécanicien censé tout lui acheter. Merveilleux repas dans un des nombreux salons de notre hôte. Puis scène épique, avec échange de billets dans une cave. Joli moment de cinéma. Le patron repart en sifflotant, le rhalis rentre, enfin… de quoi remplir les réservoirs qui sonnent creux !

17 novembre. Babar à la pêche. Traversée des montagnes de l’Anti-Atlas. Ça sent le chaud, le sable flotte. C’est Agadir. On se fait taper 60 euros par DHL pour l’envoi d’une petite boîte de copies de nos rushs au producteur, en France. Bref et bien suffisant aperçu de l’épicentre marocain du tourisme, repère de riches européens baigné de soleil low cost ; un mode de vie que je ne souhaite à personne. En tout cas pas à moi. À une heure de route, retour dans les quartiers improbables fréquentés par Amar pour mettre son camion en chantier, cette fois-ci. Un Babar s’entraine au lancer avec sa canne à pêche, les convoyeurs jouent de la musique sur des casseroles pour tuer le temps, d’autres s’entrainent au football en regardant passer les troupeaux de moutons. Et ça devient surréaliste… Inspiré, Amar repeint son camion en jaune canari. Pour le tournage, c’est cadeau : flambant neuf, parfaitement raccord avec le bleu du ciel et le sable rose orangé du désert, le camion est un bijou. En panne, régulièrement tiré par une corde c’est vrai, mais tout de même, un bijou.

21 novembre. Jimmy Cricket sur Canal+. En route pour Dakhla et la frontière mauritanienne. Les kilomètres d’une route sans relief s’étirent à travers le Sahara marocain, que certains appellent occidental. L’appartenance de cette région désertique n’est pas définitive et est toujours soumise à contentieux, en témoignent les 4×4 onusiens et les innombrables barrages de la Gendarmerie royale marocaine, où il faut sans cesse décliner les identités et autres renseignements.

Heureusement, Amar cherche et trouve le Berbère qui sommeille à chaque poste, et ce n’est pas forcément synonyme de gain de temps : parfois, il est obligé de suivre le chef dans la cahute… pour y boire le thé, échanger quelques mots en tamazight, leur langue, et s’alarmer de concert du destin de leurs ancêtres communs. Quand il n’a pas affaire à des Berbères, il doit alors trouver un autre subterfuge pour se débarrasser des contrôleurs, et cette stratégie nous concerne directement. Il renvoie le képi vers « la voiture bleue Canal+, celle en queue de convoi qui tourne des images du rallye », en l’occurrence : la nôtre. Jeff, qui a le nez fin, a récupéré un stock de boîtes de rasoir avec lames de rechange en grande quantité et la petite mousse qui va bien. Le cadeau fait son effet, et nous franchissons sans encombre les check-point.

Entre chaque halte, des kilomètres, et un jeu : une sorte de flipper géant, à travers les nuages de criquets, qui reviennent vers le Maroc après l’avoir quitté il y a six mois. La route en est rouge, les pare-brise maculés, et l’effet impressionnant. On filme doucement, j’aventure quelques consignes mais notre étoile est bonne : une à deux heures de rushs par jour, les événements arrivent, nous sommes simplement prêts à les accueillir, je veux dire que les yeux et les oreilles sont assez ouvertes. C’est sans doute l’essentiel. Le temps est tué en contemplation et en fumée de Camel. C’est juste parfait.

Curieux retour de souvenirs, en regardant les kilomètres défilés. Les visages de la première descente me remontent : je cherche sur le bord de la route, je vois Moh’ le berger dont les chiens m’ont quasiment dévoré le temps d’une nuit, je vois cette punkette d’un comptoir espagnol à qui j’ai fait de l’œil une heure ou deux, revoilà ce diplomate russe qui pêchait en slip et mocassins, debout sur un rocher, aux environs de Nouakchott. Ces gens dont j’avais oublié le regard mais pas l’existence, déboulent là, farfelus, au bord de la route, à cet instant impromptu du voyage. Je me réveille, ou je m’endors, je ne sais plus trop.

La route encore, tout droit Encore une étape de 350 km jusqu’à la frontière, et ce sera le vrai désert, la piste de sable, les dunes à traverser, un épisode qu’Amar craint par dessus tout.

22 novembre. Contre-la-montre. Le camping de Dakhla, point de rencontre obligé de tous les voyageurs. 1500 km de route dans le Sahara depuis Agadir. Rempli de Hollandais, c’est le rallye Amsterdam-Dakar qui cause fort, vide des canettes et fait ronfler les moteurs. Le bonheur tient en si peu de choses !

C’est là que sera tournée la séquence appelée “le déclin de l’empire américain” du film : une discussion entre mâles sur le mariage, les femmes, la vie de famille, sur fond de cuisine (Seiche à l’ail, tomates fraiches, citron, herbes, et un fond de Muscadet tiède et bouchonné égaré dans un coffre). Chouette moment de tournage. Amar en poste près de la gazinière, et les convoyeurs qui rentrent chacun à leur tour dans le champ de la caméra pour questionner leur chef de meute : « C’est là que t’as rencontré ta femme », discussion qui vire vite sur les bienfaits, ou pas, du mariage. Envolée lyrique d’Amar : « Adriana elle était venue découvrir l’Afrique, mais le seul pays qu’elle a vu, c’est moi ! ». La séquence se termine par une scène de western, où Amar, vautré dans son camion, entame une sieste après avoir gobé une mouche (…). La vie a plus d’imagination que nous, mais là je radote, non ?

La route encore, tout droit Encore une étape de 350 km jusqu’à la frontière, et ce sera le vrai désert, la piste de sable, les dunes à traverser, un épisode qu’Amar craint par dessus tout : surtout ne pas casser, que la voiture arrive en vie.

25 novembre L’autoroute. Déception. Ce sont des Maures, bien sûr, mais surtout des Égyptiens, des Chinois et quelques Français qui ont construit la route asphaltée et nous privent de rouler dans le sable. Les touristes qui viennent s’amuser en grosse bagnole dans les dunes saharienne sont des idiots, et nos âmes sont bien au-dessus de tout cela, c’est entendu. Mais quand même, on en a tellement rêvé…

Un temps, on espère pouvoir en avoir pour nos mirettes, en demandant délicatement au big boss de pouvoir rouler sur la plage, les yeux dans l’eau, le rêve était trop beau. Ensablage des deux premiers, et panne sérieuse du troisième, halte mécanique après 6 000 bornes. Première casse sérieuse.

Le pont de la 505 de Catherine est achevé, elle finira tractée par une autre Peugeot malade, de nuit, jusqu’à Nouakchott… en marche arrière. Tout fini bien, ou presque, car soixante kilomètres plus loin, on se rend compte que l’un des convoyeurs est resté là-bas, endormi dans sa voiture !

C’est le moment de rendre un hommage appuyé à l’ensemble des aventuriers qui ont suivi Amar dans cette affaire et sont par conséquent devenus des acteurs de ce film. Hommage à Babar et ces impossibles observations zoologiques (Il est de quelle marque, ce singe ?) ; à Catherine et Magali qui sont allées chercher Amar sur son rapport au temps, corde sensible s’il en est, pour les besoins du tournage ; discussion rêvée, à la tombée de la nuit et dans le désert, qui justifie à elle seule qu’une caméra ait été embarquée. Entre autres, elle aura permis d’entendre notre sorcier préféré oser : “Il ne faut pas me demander quand on arrive parce que je ne sais pas. Il aurait fallu partir plus tôt, c’est tout. C’est l’Afrique qui veut ça “. On apprendra aussi qu’il ne connait pas son âge et confirme qu’il s’en fout de tout. Que faire d’une pendule ou d’une montre, à ce compte-là ?

Clin d’œil aussi à Fred, Cyril, discrets compagnons, beaucoup plus que le vampirisant Nicolas, alias Doudou, envahisseur notoire de nos appareils d’enregistrement sonores et visuels quelle que soit la distance, juste pour le plaisir de nous infliger une banalité, si possible en la braillant. Mais voilà, Doudou, curieux et jovial extra-terrestre, toi comme les autres, vous êtes de ceux qui osent ce genre de voyage foutraque en laissant forcément des vies plus confortables derrière, et ça, c’est rare. Le Grand Soir venu, je sais qu’on se chiffonnera, mais je sais aussi qu’on sera du même côté de la barrière. Je sais où vous trouver, sauf Magali, celle qui allait chercher des sons d’oiseaux à quatre heures du matin. Elle est partie au Gabon, plus tard, étudier la musique dans des contrées égarées, et je n’ai pas eu de nouvelles depuis. Magali, elle est un peu ma Manureva. Manureva pourquoi ?

27 novembre. Un lit, une bière et une douche ! Ici Nouakchott, capitale de la République islamique de Mauritanie. Une ville dans le sable, par 35 degrés, une auberge, dite “des Nomades”, une piaule avec des lits. Luxe.

Pas d’autorisation de tournage délivrée ici, allez comprendre, sans doute due à la paresse de l’ambassade Mauritanie à Paris qu’à un quelconque veto. Voilà qui autorise cependant nos premiers jours de repos, plage, sieste.

Bientôt (demain ?) le départ pour le Mali, 1 000 kms jusqu’à la frontière. Au fait, Amar, dans la cour de l’auberge, vient de vendre deux voitures. Monnayées en Dollars US. Nous goûtons déjà à l’Afrique, grâce à un tjeboudien (plat de poisson et de riz) dégusté dans une gargotte tenue par des femmes sénégalaises. La lumière et l’exotisme des lieux a-t-il rendu le plat encore plus merveilleux ? Cela y participa, forcément.

On est vite ramenés sur terre, sur le coup, aidés en cela par les complications mécaniques sur des pistes franchies à 15 km à l’heure, entre les ornières, le sable, la poussière, les cailloux et dans les bosses, l’eau rationnée et l’essence mesurée, voilà ce qu’il faut endurer pour mériter Bamako.

2 décembre. Tout le monde descend ! Une semaine sans l’Occident. La traversée de la Mauritanie, vers le sud-est (regardez Néma sur une carte), puis passage de frontière interminable. Moment de grâce juste avant le Mali sous une tente touareg, des femmes approchent, souriantes, merveilleuses, muses dont je doute d’abord de l’existence. Un mirage ? Non, elles tapent des mains en chantant. Nous sommes invités chez elles ; le reste est très loin, flou, ivre, qu’il le reste. Pourquoi partir d’ici ? Parce que voilà, frontière pas loin, parce que voyage, parce que homme blanc est ainsi, il ne peut pas s’empêcher d’avancer, ne pas trop s’arrêter parce que voyage, film et tout ça, c’est ainsi. On est vite ramenés sur terre, sur le coup, aidés en cela par les complications mécaniques sur des pistes franchies à 15 km à l’heure, entre les ornières, le sable, la poussière, les cailloux et dans les bosses, l’eau rationnée et l’essence mesurée, voilà ce qu’il faut endurer pour mériter Bamako.

Heureusement, il y a ces quelques pauses joyeuses dans des villages, les mêmes que ceux de Tintin, avec les cases et les gamins qui nous courent après, on boit du lait au cul de la vache, on mange du mil avec des haricots (ça s’appelle du couscous ici), et le joueur de tam tam nous fait son show ; toujours un peu curieux de vivre dans une carte postale.

Le groupe a bien changé : d’abord c’est Victor le coq, qui n’a pas supporté tant de sable et de chaleur et surtout d’être chargé à l’envers les pattes attachées dans son carton de voyage par un villageois inconscient. Amar doute pourtant de la réalité du malaise de la volaille : « Il fait le comédien » dit-il en sirotant une bière au fond d’un maquis, ces bistros plus ou moins officiels où l’on se beurre en Afrique… Le comédien nous a quitté sans un râle, pas très fier pour une fois. Certains l’ont pleuré, d’autres ont voulu l’enterrer. Plus direct, Babar lui a offert un vol-plané depuis la fenêtre de sa 505. « Walou ta ganache ! »

Surtout, l’ambiance n’y est plus. Tensions liées à l’arrivée ? Ou accumulation de frustrations ? Amar veut faire plaisir, j’en suis sûr, en arrêtant le convoi dans ce village « typique ». Mais voilà, personne ne voit rien, et lui n’arrive pas dire qu’il veut faire un cadeau aux convoyeurs à quelques jours de l’arrivée à Bamako. Pire : Amar offre la charrue trimbalée depuis Nantes au chef du village malien. Le voilà devenu bon Chrétien, au moins quelques secondes. Mais une âme souveraine ne se négocie pas ainsi, et le villageois refuse l’offrande, répond que cette machine est bien trop lourde pour ses bœufs, pas assez costauds pour la tirer. Pire, il passe même pour le salaud de service, soupçonné par certains pilotes de mal se comporter avec les autochtones, de vendre n’importe quoi. Amar, un salaud ? Pourquoi pas. Personnellement je dirais un beau salaud, qui marche droit. Et puis, quel petit blanc ne l’est pas, dès lors qu’il vient s’amuser à distribuer quelques bricoles en échange d’un exotisme bon marché ?

On suit donc notre lascar attentivement, ça sent la fin, et ce n’est pas le plus simple: ça cogite dur dans nos caboches, il s’agit de pas terminer le film comme a fini Victor.

4 décembre. Soldes ! Bamako. Le groupe s’est séparé, convoyeurs d’un côté, Amar et Babar de l’autre. Comme prévu. Nous quelque part au milieu.

Amar a décidé de tout liquider, veaux, vaches, cochons et bagnoles, gazinière, vêtements, bidons, poule, pneus, glacières, matelas, vélos… liste non exhaustive. On suit donc notre lascar attentivement, ça sent la fin, et ce n’est pas le plus simple : ça cogite dur dans nos caboches, il s’agit de pas terminer le film comme a fini Victor. On est presque au bout, on a le sentiment d’avoir pas mal de belles choses dans la boite, on sait qu’on aura que quelques occasions, demain, et peut-être encore un jour après, pour filmer Amar en Afrique, et qu’il faut jouer juste.

Voici ce garage, à l’auberge libanaise de Bamako. Amar seul. Ce qu’il reste du voyage, éparpillé. Une pensée venue d’ailleurs, précisément de cette scène de fin d’ « O’Brother » des frères Cohen: dans ce film, la rupture du barrage provoque un défilé sous-marin de quelques objets et personnages du film, boîte de Gomina, lunettes et chien d’un des tortionnaires, etc.

Cette image en tête, nous rassemblons alors les objets, les posons contre le mur, les uns à la suite des autres : canettes vides, radiateurs de voitures, durites, papiers de passage de douanes, cocotte-minute, volaille, sac vide, grille de barbecue… Au bout du travelling, Amar s’est assis, il regarde deux employés de l’auberge repeindre des murs. On entend les oiseaux, les pinceaux, quelques mobylettes dehors. Discussion. L’argent, l’aventure, les ennuis – graves, pas graves qu’est-ce qui est important, ne l’est pas ? – l’Afrique, l’Aventure, la Liberté. Tout est majuscule. Des mots que je ne suis pas allé chercher avant dans sa bouche, considérant que regarder Amar se démêler avec la vie était bien suffisant. Pas besoin de paroles là-dessus. Je continue de le penser, et que celui que cette aridité ennuit s’en aille à son tour trouver son compte dans cette aventure !

Plus tard

Scène infilmable, encore une : arrivée à l’aéroport de Bamako pour y déposer Amar. File d’attente interminable. Il sort alors une canne Dogon de son sac, un truc pour touriste acheté sans que l’on comprenne bien pourquoi à Bamako. Le voilà, claudiquant, jouant le vieux fébrile, grillant la politesse à tous les autres passagers du vol. Une dernière entourloupe de Sai Sai pour la route.

Plus tard encore

Vente du Toyota utilisé lors du tournage à Bamako, pour une scène de film de gangsters. Nervosité ou crise de paludisme ? Tous les hommes supposés clients sont en sueur, comme les murs de la maison où nous avons rendez-vous avec « le colonel Liamine » qui doit acheter la voiture. Le colosse est jovial, il m’appelle une demi-douzaine de fois « monsieur le réalisateur » et nous gratifie, sous le regard de ses solides gaillards d’assistants, d’une jolie histoire qu’il me demande d’adapter au cinéma, celle d’un garçon et d’une fille pas nés dans le même village mais qui se réunissent quand même parce que « l’Amour, c’est toujours plus fort, n’est-ce pas monsieur le réalisateur ? » Nous sortons de la maison avec 30 000 cfa dans le froc, et embarquons illico dans le premier taxi venu. Se déplacer avec la voiture, la laisser au client, grimper dans un taxi avec tout cet argent : pour ceux que l’expérience tente, sachez que c’est à peu près l’inverse de ce qu’il est d’usage de faire. Rien de fâcheux ne nous arriva, pourtant. Sans doute parce que ce jour-là, l’Afrique a bien voulu ça.

Le carnet de voyage Les mécanos voyageurs de Cédric Mané a été publié dans la revue de voyage Bouts du monde Numéro 11.