
Puis l’étrange Hong Kong devint familière
– EXTRAIT –
J’ai chaud. Même les draps me sont insupportables. Nos peaux moites se frôlent et se repoussent. Dehors le vent hurle et l’orage redouble de violence. Les éclairs illuminent la triste et minuscule chambre d’une lumière blafarde. Le mince carreau de l’unique fenêtre semble sur le point de céder à chaque explosion de tonnerre, à chaque rafale de lourdes gouttes qui s’y écrasent bruyamment. Lui dort profondément, gravement, épuisé. Une nouvelle détonation me fait me recroqueviller plus encore. De l’autre côté du mur miteux, quelqu’un crie dans une langue inconnue. Des portes claquent. La peur et la fatigue me submergent. Je ne sais plus ce que je fais ici, si loin. Perdue sur ce lit humide qui est notre radeau, j’attends le matin.
Le jour s’est levé et ses grands yeux gris me regardent en souriant. Je me serre contre lui malgré la chaleur étouffante. J’ai retrouvé la terre ferme. Bonjour mon amour. Bienvenue dans notre nouveau monde. Nous traversons le dédale de cette cour des miracles moderne où nous avons trouvé refuge pour cette première nuit. Nous nous noyons dans la foule bruyante et colorée qui s’affaire sans nous voir. Et nous voilà soudain dehors. L’air épais nous enveloppe, les klaxons des taxis nous étourdissent, l’agitation de la rue nous hypnotise, et cette ville extraordinaire et encore inconnue nous pénètre par tous les pores de la peau. Un jour tout cet étrange nous sera familier, et cette pensée nous emplit d’une joie bizarre.
Je porte les seuls vêtements qui m’ont semblé convenables pour ce premier jour de travail et qui n’étaient pas trop froissés par le long voyage. Ils ne se révèlent pas du tout adaptés puisque j’ai transpiré à grosses gouttes sur le chemin et frissonne maintenant sous la climatisation agressive du laboratoire. On me présente, on se présente, on me sourit, je leur souris. Je parle peu, écoute beaucoup, ne retiens pas grand-chose. Mes guides sont un post-doctorant chinois au sourire réconfortant et une thésarde bangladaise à l’attitude aussi maternelle qu’autoritaire. Je note qu’il est en survêtement et qu’elle est en chaussettes dans ses sandales. Je vais donc pouvoir remettre au placard veste et ballerines. Parfait.
« This is Nok. » Il me semble que nous avons déjà été présentés. Dans le doute j’incline la tête et souris. Il ne sourit pas et confirme sèchement que les présentations ont déjà été faites. Encore une Occidentale pour qui les Asiatiques ont tous le même visage, lis-je dans ses yeux. Déjà un ami donc.
Les étudiants me proposent de partager leur lunch et m’entraînent dans l’une des immenses cantines de l’université. Ils me plantent devant un comptoir et chacun s’éparpille pour commander à manger ou réchauffer un Tupperware. « On se retrouve sur une table au fond ! » me disent-ils. Je récupère à grand peine un plat qui ne ressemble pas du tout à ce que je croyais avoir commandé et cherche mes nouveaux camarades des yeux. Devant moi s’étale un océan de têtes brunes penchées sur leurs plateaux. J’ai soudain très chaud malgré la clim frigorifiante. J’avance lentement, honteuse de confirmer les soupçons de Nok : je ne sais donc pas distinguer un visage asiatique d’un autre ? Je m’arrête au fond de la salle, mortifiée, quand soudain j’aperçois des visages connus et souriants, et on me fait de grands signes ! Je m’assois parmi eux, rougissante et soulagée.
Dans la chaleur de la rue, assis sur de petits tabourets en plastique, coincés entre un jeune homme élégant et un vieillard aux sourcils longs comme des cheveux, nous avalons notre soupe
Je m’échappe de ma geôle blanche et retrouve la moiteur du dehors. Je m’arrête, stupéfiée par le spectacle grandiose qui s’offre à moi. Devant l’imposant bâtiment de l’Université, scintillent une myriade d’îles perdues dans les nimbes roses et violettes du crépuscule. De toutes parts monte l’indescriptible odeur lourde et chaude de la jungle. Je marche lentement jusqu’au bus, en prenant le temps de m’imprégner de toutes ces sensations nouvelles. La nuit tombe brutalement, les bruits de la forêt deviennent assourdissants, je croise des silhouettes qui me semblent immatérielles, puis je bute sur une longue file d’attente. Quand vient mon tour de monter dans le minibus la réalité reprend forme. La climatisation me tombe sur la nuque comme une douche glacée et le chauffeur démarre en trombe.
Nous marchons au hasard des rues, je lui raconte ma journée de chercheuse-laborantine et lui sa journée de chercheur d’appartement. Les visites se multiplient et nous commençons à désespérer de trouver un logement convenable et abordable.
Jusqu’à présent, notre sélection se résume à une petite pièce remise à neuf et « meublée » (il y a un lit) au sommet d’un building avec une vue magnifique mais – est-ce dû au vertige ? – dont il me semble sentir le sol bouger, et un deux-pièces non meublé et presque propre mais dans lequel il ne sera pas possible de tenir allongé sans casser un mur. Tout cela pour la modique somme de 1 200 euros par mois et un engagement de deux ans minimum… Il me raconte que certaines agences, après l’avoir mesuré de la tête aux pieds, ont refusé de lui faire visiter leurs locations sous prétexte qu’il était trop grand pour tenir dedans ! Nous rions mais sommes un peu inquiets de devoir prolonger notre séjour dans cet appart-hôtel sombre, humide et cher, dont les remontées d’égouts et les bruits nocturnes de touristes bourrés nous fatiguent déjà.
Dans la chaleur de la rue, assis sur de petits tabourets en plastique, coincés entre un jeune homme élégant et un vieillard aux sourcils longs comme des cheveux, nous avalons notre soupe (délicieuse ce soir, et sans mauvaise surprise comme les tendons de porc qui y flottaient hier !) et rentrons vite nous glisser entre nos draps humides. Demain est un autre jour.
Carnet de voyage à Hong Kong de Tiphaine Corbet à découvrir dans le Numéro 64
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