
La mauvaise réputation d’une île
– EXTRAIT –
vec Corinne, nous venons tout juste de poser nos lourds sacs à dos sur la jetty, c’est ainsi que les locaux appellent la jetée de Kota Kinabalu, ville principale du nord-est de Bornéo. Pendant quinze jours, nous avons sillonné la Malaisie péninsulaire, partie du pays placée dans le prolongement de la Thaïlande. Et nous venons de traverser la mer de Chine méridionale pour rejoindre Bornéo qui, reconnaissons-le, nous donne immédiatement une sensation de petit paradis sur terre. Là, enfin posés sur la jetée, confortablement assis sur nos sacs, nous soufflons quelques instants en observant les allers et venues des gens sur le port. Derrière nous, côté mer, nous pouvons apercevoir deux des cinq îles du parc national de Tunku Abdul Rahman.
C’est qu’aujourd’hui, des tas de barques en bois vont et viennent, emplies de familles qui passeront la journée sur le sable blanc de l’une ou l’autre des îles. Les musulmans fêtent Hari Raya (appelé encore Aïd el-Fitr), qui marque la fin du ramadan, et qui est aussi la fête nationale à Bornéo. Les gens s’empressent dans les bateaux, avec glacières, caisses ou immenses sacs plastique pleins à craquer de victuailles pour le pique-nique. Ils ne prêtent pas attention à nous, il leur faut vite trouver une embarcation et les bateaux enchaînent les rotations.
Attirés depuis le début par une sorte d’île-verrue située juste en face de la jetty, vers laquelle aucune embarcation ne se dirige, nous nous interrogeons. Et si nous allions là où personne ne va ?
Nous sommes là depuis un petit bout de temps à les regarder, fascinés par le va-et-vient incessant, si typique de l’Asie du Sud-Est. Un des marins nous sort de notre rêverie, pour nous proposer de nous emmener sur Sapi ou Mamutik, les deux plus petites îles de l’archipel en face de nous et, selon lui, les deux plus belles. Il nous sort un portfolio très abîmé et nous propose une excursion à la journée. Photos d’animaux à l’appui (ou vieilles cartes postales achetées ?), il nous assure que nous allons passer un moment inoubliable entre jungle et lagon. C’est probablement ce que les Malaisiens vont voir et qui explique cette valse ininterrompue de chaloupes. D’après lui, là-bas, la mer est turquoise, translucide, les singes jouent même sur les cocotiers derrière la plage.
Des images iconiques à faire rêver deux Européens en mal d’aventure assurément. Mais il nous est déjà arrivé, lors de voyages précédents, de tenter puis de regretter assez vite ce genre d’expérience où tout est déjà programmé. Et finalement d’être pris au piège à la journée sur une île soi-disant paradisiaque où on se fait déposer le matin, sans possibilité de revenir avant le soir. Non merci, ce n’est pas pour nous…
Attirés depuis le début par une sorte d’île-verrue située juste en face de la jetty, vers laquelle aucune embarcation ne se dirige, nous nous interrogeons. Et si nous allions là où personne ne va ? Nous nous approchons d’un bateau bien moins rutilant et demandons à nous y faire déposer. Le jeune marin nous observe avec de grands yeux, il nous fait répéter pour être sûr d’avoir bien compris. Puis il nous explique qu’il n’y a jamais emmené personne, surtout pas des Européens.
Avant même que nous ayons pu échanger le moindre renseignement avec notre marin pour organiser le retour, son bateau était reparti.
« L’endroit semble pourtant habité, je crois distinguer des baraques sur pilotis, non ?
– Ce village c’est Kampung Lok Urai et l’île c’est Gaya. Personne n’y va, il est occupé par des Philippins clandestins qui vivent ici à l’année.
– Et vous pourriez nous y déposer ?
– Ah ça non, je n’accoste pas là-bas. Mais je peux vous laisser de l’autre côté de l’île si vous voulez, il y a un resort de luxe où j’emmène parfois des étrangers, vous n’aurez plus qu’à traverser la jungle à pied pour rejoindre le village. »
Notre embarcation file vers l’île, poussée par un gros moteur qui détonne avec la coquille de noix dans laquelle nous sommes assis. Les maisons délabrées en tôle grossissent rapidement dans l’objectif de mon appareil photo. Bientôt, le bateau bifurque pour laisser ces constructions disparaître sur notre gauche puis derrière nous. Nous contournons une anse et il nous débarque un peu plus loin, à une centaine de mètres du ponton du resort, entre deux maisons de pêcheurs. Avant même que nous ayons pu échanger le moindre renseignement avec notre marin pour organiser le retour, son bateau était reparti.
Nous croisons aussitôt un pêcheur et tentons de glaner quelques renseignements sur le village de l’autre côté de l’île. Effaré, il nous explique qu’il faut passer par-delà la colline mais que la traversée de la jungle pour le rejoindre est réellement risquée. Surtout pour des touristes. Et particulièrement en sandales ! Et que ce village de très haute criminalité est considéré par la police de Kota Kinabalu comme une « zone de non-droit dangereuse ». Rien que ça !
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