
La ville que je ne voulais pas aimer
– EXTRAIT –
Août 2025, 17 heures pile. Cette lumière dorée qui traverse les nuages de mousson et vient frapper les vitres de mon appartement à Sathorn. Bangkok s’embrase. J’ai toujours préféré la saison des pluies – ces ciels de fin du monde que sculptent les nuages. La ville devient cinématographique, comme chaque soir depuis dix ans.
Je descends chercher de l’eau au 7-Eleven du rez-de-chaussée. Portes coulissantes qui s’ouvrent. « Hello, welcome! » Cette voix synthétique. J’avoue, elle me fait sourire maintenant. Combien de fois l’ai-je entendue ? Cent mille ? Elle fait partie de ma vie bangkokienne. Dans la queue, je réalise soudain. Demain, cela fera exactement dix ans que je ne suis pas retourné en France. Dix ans dans cette ville qui m’avait collé une claque au premier regard. Comment j’ai atterri ici déjà ?
Les néons bourdonnent. Dehors, les travailleuses birmanes passent, visages peints de thanaka, les dek waen débarquent, passagères derrière (sakoy), sourires complices. Noi, la caissière que je connais depuis trois ans, me tend ma monnaie avec son sourire habituel. Elle apprend l’anglais toute seule avec YouTube.
« How are you today ? me dit-elle fièrement.
– Good good, khob khun krap ! »
Je ressors. Chaleur moite qui colle instantanément. Cette sensation que je détestais, devenue normale. Comme un poisson dans l’eau maintenant. Retour vers cette lumière de fin d’après-midi. Dix ans. Putain, comment ça a commencé tout ça ?
Le départ
Début 2014. Dix ans de journalisme ciné. Le petit milieu, l’usure. Pas la fatigue du corps : celle de la tête. Cet été-là, mes dernières « vacances » avec mes potes : Rome, Mayotte, Tanzanie. Un avant-goût d’ailleurs, l’appareil vissé aux mains. L’envie de disparaître devenait obsédante. Cette envie de tout larguer, de traverser l’océan pour devenir quelqu’un d’autre. J’ai fini par partir. Sans bruit. Un jour d’octobre 2014. Direction Bangkok, une plaque tournante pratique et un billet sans retour, c’était tout. Mon ami Gildas me dit toujours que Itinéraire d’un enfant gâté de Lelouch résume ça parfaitement, cette disparition volontaire, ce besoin de tout lâcher pour se retrouver. Sac à dos, appareil photo. Roissy, ce matin d’octobre. L’avion décolle. Treize heures vers l’inconnu. Bangkok sera une escale, rien de plus. Enfin… c’est ce que je croyais.
Autoroute surélevée, embouteillages à perte de vue. Des millions de véhicules avancent au ralenti dans un nuage d’échappements. Ça pue. Ça colle. Je panique. Bangkok sans limites.
Suvarnabhumi. « Terre dorée » sur le papier ; à la sortie, c’est surtout un mur humide à 35° C. La peau colle au T-shirt avant même la file des taxis. Premier choc. Physique. Brutal. Taxi vers le centre. Le chauffeur me regarde dans le rétro. « First time Thailand ? » Il sourit, révèle des dents en or. Autoroute surélevée, embouteillages à perte de vue. Des millions de véhicules avancent au ralenti dans un nuage d’échappements. Ça pue. Ça colle. Je panique. Bangkok sans limites.
Chinatown. Mon premier hôtel, dans un temple au bord de la Chao Phraya. L’ironie ne m’échappe pas – venir chercher la paix dans un temple pour finir assourdi par les long tail boats qui passent.
Quatre jours de touriste perdu. Je fais ce qu’il faut faire. Cette tendance universelle à reproduire les mêmes schémas : temples bondés de groupes organisés, appareils photo qui crépitent, guides qui gueulent. Wat Pho, Wat Arun, le Grand Palais. Magnifique, étouffant. Dehors l’encens, dedans la clim – couperet. Entre deux visites, je marche. Beaucoup. Trop d’appréhension pour prendre les transports. Peur de pas me faire comprendre. Alors je marche de Chinatown à Siam Paragon. Des kilomètres sous le soleil de plomb.
Les tuk-tuks me harcèlent constamment. « Tuktuk sir? Very cheap ! » Un soir vers 22 heures, retour d’une journée d’errance, je me retrouve nez à nez avec une meute de chiens errants qui bloquent l’entrée de ma guesthouse. Soi sombre. Grognements. Je recule. Le cœur cogne. Je reste planté là, pas envie de me faire mordre.
Une jeune Thaïe passe à scooter.
« Problem ?
– Dogs, » je dis en montrant la meute.
Elle rigole, me fait signe de monter derrière elle. Elle me dépose de l’autre côté. « Welcome to Krung Thep! » me dit-elle avant de repartir dans la nuit.
Ma première vraie interaction avec la gentillesse thaïe. Ces sois sombres deviendraient plus tard mon terrain de jeu photographique. Première semaine difficile. Bangkok m’écrase et me fascine simultanément. Direction le nord, la « vraie » Thaïlande. Bangkok ne sera qu’une escale technique. Du moins c’est ce que je croyais.
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