Ambroise Baillifard - Russie - Bouts du monde
Carnet de voyage - Russie

Voyage à huis clos

Tout compte fait, la Russie se traverse. Ou se franchit. Boris Lattion et Ambroise Baillifard n’en étaient pas persuadés quand ils ont jeté leur sac à dos dans le coffre de leur vieille Toyota en fin de course. Leur chemin était jonché d’obstacles : la mécanique, les douaniers, et une certaine idée de l’âme slave qui freine régulièrement les élans de poursuivre la route. Un voyage à dix à l’heure aux allures de huis clos.

EXTRAIT :

Au revoir l’Ukraine

Ambroise. Le jour se lève sur la campagne ukrainienne. Après une nuit trop courte, passée à l’arrière d’une voiture encombrée, l’ami qui me côtoie déborde d’énergie et branche son Ipod pour me réveiller. « Ce soir, une fois tournée la page européenne de notre voyage, nous serons en Russie. Réveille-toi ! Il y a une frontière à franchir. » Il est si tôt… Où puise-t-il son enthousiasme ? Le mien est effrité par un sommeil étroit. Notre véhicule se remet en route avec l’aube qui pointe. Fidèle à lui-même, Boris met le contact en imposant les complaintes de Saez au silence qui s’en va. Nous anticipons la traversée de la douane, imaginons les scènes auxquelles nous pourrions être confrontés. Boris prévoit cinq heures pour surmonter les formalités administratives et les barrières de la langue.

Quand nous arrivons, la plaine est déserte. La frontière russe y est posée comme une verrue sur un nez. On ne voit qu’elle. Nous hésitons. Une petite voix nous susurre : « Demi-tour, il n’est pas encore trop tard ». Derrière les grilles, une silhouette se tient qui nous tourne le dos. Ce garde ukrainien regarde dans la bonne direction. La vieille Russie est là ; l’horizon qu’elle offre est si démesuré. L’inconnu nous attire. Nous devons passer ! C’est sûr ! Nous devons nous introduire dans ce pays rempli de promesses. La douane ukrainienne ne fait pas de résistance.

Arrivés devant un militaire russe, rempart symbolique à nos aspirations, nous lui sourions. Stratégie maladroite. Ici, on ne plaisante pas. On se glace, on devient impassible. Nos sourires détonnent dans le paysage. Le jeune militaire nous tend des formulaires en cyrillique. Il fait mine de nous aider en les commentant en russe. Nos rires effrontés se désagrègent, notre enthousiasme se dissout. Le garde a rétabli l’ordre. Il peut être fier : grâce à lui, les marches de son empire sont bien gardées contre les impertinences de l’Occident.

Ces moments imprévisibles entre les barrières de cette frontière, nous les avons cherchés, ils sont un jeu et il nous incombe la responsabilité de nous en amuser. La voie que nous avons choisie consiste à apprécier les tourments.

Boris. Nous traduisons chaque lettre slave dans notre alphabet latin. Il faut aimer les devinettes : « les « 3 » inversés sont des « Z » », « les « H » sont des « N », mais les « N » inversés sont des « I » », « Ici, je pense qu’il faut écrire son prénom » …Trois quarts d’heure plus tard, nous rendons le formulaire à celui qui nous l’avait tendu au départ. Il répond à notre politesse en haussant la voix et en pointant un guichet du doigt. Nous y découvrons un autre allergique à la gaieté ; les effets secondaires de cette maladie contagieuse veulent que tout enthousiasme soit expurgé. Notre formulaire est frénétiquement biffé, remplacé par un nouveau, identique. L’agent du Kremlin, tout droit sorti d’un film d’espionnage, n’est plus impassible, il devient agressif. Son animosité heurte nos convictions. Notre confiance s’estompe. Minutes de doutes. Ils sont Goliath, nous ne sommes pas David. Démunis et découragés, nous reprenons notre tâche. Déchiffrer l’alphabet cyrillique n’est plus un jeu, mais un labeur. Nous traversons des minutes lourdes de silence, de concentration et de gravité.

Penser que d’autres voyageurs sont déjà passés par cette frontière ôte de la pesanteur à l’événement. Nous retrouvons notre naturel. Non seulement nous avons le temps, mais nos papiers sont, au moins partiellement, en ordre. La situation nous est plus propice qu’on ne pourrait le penser. Les sourires perdus rhabillent nos visages. L’amusement renaît. Notre légèreté n’aura été soumise qu’un temps. Nous discutons. Nous évoquons les jours passés. Nous constatons qu’aucuns de nos hiers ne survivrait à la comparaison avec aujourd’hui. Que les désagréments sont le sel du voyage, qu’ils relèvent les saveurs. Que ces moments imprévisibles entre les barrières de cette frontière, nous les avons cherchés, qu’ils sont un jeu et qu’il nous incombe la responsabilité de nous en amuser. La voie que nous avons choisie consiste à apprécier les tourments. Ce qui nous arrive n’a que l’importance qu’on concède à lui donner.

Carnet de voyage de Boris Lattion et Ambroise Baillifard à découvrir dans Numéro 48

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