Dominique Hilaire - Pédaler dans la soie - Bouts du monde
Carnet de voyage - Turquie

Pédaler dans la soie

Les itinéraires de Dominique Hilaire et Philippe Janssen ont été contrariés. Par où pédaler quand les frontières ouvrent et ferment en fonction de l’évolution de la pandémie ? Le mieux à faire, c’est de s’arrêter dans une pension, de boire un chaï et de réfléchir à la question.

– EXTRAIT –

Trois ferrys, un peu de train, quelques coups de pédales pour traverser la Grèce, ça y est, nous sommes en Turquie. Depuis Cesme nous roulons, les minarets en points de mire, encouragés par les coups de klaxons et les nombreux saluts. Les petites routes que nous privilégions nous font traverser des villages où les hommes attablés au café nous hèlent pour des invitations au çay.Des litres de çayplus tard, nous voilà en Cappadoce. On sillonne les vallées-canyons au milieu de toutes ces roches dressées, creusées, colorées, usées. Des sites connus, d’autres perdus. On fêtenos premiers mille kilomètres de vélo en contemplant le nuage de montgolfières depuis notre bivouac, au petit matin. On est seuls, poussant davantage nos vélos que pédalant. Une église troglodytique, perchée et à moitié effondrée, nous permet de passer une nuit magique, à l’abri du vent.

On est mi-mars, la France se confine. Nous, on est confits de neige. Depuis quatre jours, elle tombe sans discontinuer. On est immobilisés à Urgüp, seuls clients d’une sympathique pension. Ça tombe bien, on a besoin de réfléchir. Rentrer ? Pas question sans y être obligés puisqu’on a du temps. Par où repartir ? On a fait une croix sur l’Iran, à regret. Le virus y flambe et il est impossible d’en ressortir. On va essayer de passer par le Caucase, la Géorgie, l’Arménie, l’Azerbaïdjan, le Kazakhstan… itinéraire qu’il faudra adapter en fonction des fermetures de frontières. Dans l’immédiat, aller tout de suite vers le nord-est ou faire un détour par le pays des Kurdes du sud ? Nos hôtes nous en parlent avec des étoiles dans les yeux. Et puis il y ferait plus chaud ! Question chaleur, on s’offre notre premier hammam. Il était temps, ce sera aussi le dernier. Après les délices du nuage de savon et l’énergique gommage, nos masseurs nous annoncent, effondrés, qu’ils doivent corona-fermer dès le soir. Nous sommes leurs derniers clients… jusqu’à quand ?

Il neige moins dru, on peut repartir dans le froid, la neige et le vent. Ambiance « Yol », pour les vieux comme nous que ce film a marqués. Sur la petite route menant au col entre Basdere et Incesu, une voiture s’arrête à notre hauteur. Le passager, un papy, baisse sa vitre et nous interpelle. Il aime beaucoup la France. Comment a-t-il deviné notre origine ? Notre coup de pédale ? Il nous tend un cadeau, un paquet de cigarettes. Essoufflés, en pleine côte, c’est la dernière chose dont on a envie. On décline l’offre mais on accepte volontiers un paquet de mouchoirs pour sceller l’amitié entre nos peuples. Et hop, la voiture fait demi-tour et regagne Basdere dans la brume.

Au vu de notre nationalité (la France fait la une avec sa pénurie de masques et de respirateurs) ils appellent une ambulance pour tester notre coronavirulence.

Arrivés à Incesu, on engloutit mercimek çorbası(soupe de lentilles), pide(pizza) et köfte(boulettes) et partons à la recherche d’un bivouac. Il est tard et le sol détrempé. On plante la tente sur un chemin après avoir demandé à la maison proche. Alors les visites commencent. Des policiers viennent nous contrôler. Au vu de notre nationalité (la France fait la une avec sa pénurie de masques et de respirateurs) ils appellent une ambulance pour tester notre coronavirulence. Les trois filles de la maison nous apportent un plateau joliment agencé avec soupe, galette, pain, thé, biscuits et bonbons. Un autre voisin s’arrête, inquiet de la température, puis revient avec du pain. D’autres policiers nous rendent une visite courtoise. À nouveau les trois filles avec cette fois des oranges. Accueil chaleureux mais nuit fraîche ! Au matin, la tente est gelée, un oiseau est venu mourir sous notre double-toit. Les filles sont revenues pour une séance de photos et nous dire au revoir. L’ambulance, quant à elle, n’est jamais venue.

Carnet de voyage de Dominique Hilaire et Philippe Janssen à découvrir dans Bouts du monde 49