Photo de l'équipe de france partant pour un match contre le Japon

L’équipée japonaise – Carnet de voyage

C’est un vieux carnet de voyage retrouvé dans un moulin de Bourgogne. Son auteur s’appelle Pierre Lewden, journaliste et capitaine de l’équipe de France d’athlétisme en 1928, année durant laquelle il s’embarque à bord de L’Instransigeant à destination du Japon afin de participer à une compétition internationale d’athlétisme.

Vingt-huit athlètes s’étaient rendus à Berlin. Onze d’entre eux seulement y restèrent pour attendre un nouveau contingent, appelé à compléter l’équipe qui allait se rendre en Extrême-Orient, à la rencontre du Japon. La grande aventure japonaise, sans précédent dans l’histoire de l’athlétisme français, devait conserver à l’avenir son caractère d’exception. Les circonstances dans lesquelles elle s’est déroulée, les conditions qu’elle comportait au départ, font que nul n’accepterait, de nos jours, de prendre de telles responsabilités, même parmi ceux qui se réclament d’un total dévouement à la cause sportive.

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D’abord, j’allais faire un voyage extrêmement intéressant, et ensuite, j’avais l’accord de mon rédacteur en chef à L’Intransigeant, à qui je devais rapporter des articles extra-sportifs. Au surplus, l’Agence Havas, à laquelle je consacrais une part de mon activité, avait consenti à mon départ en me chargeant de négocier auprès du Ministère des Postes japonais l’utilisation de ses licences de machines à affranchir. Tout compte fait, j’étais parmi les privilégiés.

Dès le 6 septembre, à Berlin, le capitaine de l’équipe entra donc dans le vif de son sujet. Parmi les nouveaux arrivés de Paris, sept ou huit athlètes n’avaient pas participé aux Jeux d’Amsterdam. Il fallait les habiller en utilisant un reliquat de ces Jeux. Toute la soirée, ma chambre fut transformée en magasin d’habillement complété d’un salon d’essayage. Enfin, tard dans la nuit, chacun se trouva convenablement vêtu de l’uniforme de sortie : béret basque, veston croisé bleu foncé orné de l’écusson au coq rouge sur fond blanc, et pantalon gris.

Notre directeur ne voulut pas prendre un veston correspondant à sa carrure. Il en préféra un bien plus large, essayé en matelassant les poches intérieures de plusieurs portefeuilles qui redressaient les plis des épaules et de la poitrine. Quant à M. Ferlin (l’un des trois responsables de l’expédition, représentant l’agence de voyage qui avait réglé les questions de transport), il refusa simplement l’uniforme que je lui proposais, il ne tenait absolument pas à prendre sa place dans la parade.

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L’autorité du directeur étant nulle, cela promettait, avec un groupe de vingt-et-un jeunes gens pas tous très disciplinés et habitués à une certaine liberté de manœuvre… L’ensemble n’en était pas moins joyeux lorsqu’à la Schlesiger Banhof, il occupa ses compartiments réservés dans un wagon qui portait, accroché au flanc, une pancarte indiquant ses destinations : Lodz, Varsovie, Niegoreloje. Dix jours de claustration presque permanente les attendaient. 

Je n’étais pas le seul à espérer vainement le sommeil en chemin de fer. Tout juste pouvais-je somnoler pendant quelques heures lorsque, par exemple, le voyage durait quatre jours comme entre Paris et Bucarest ou Istanbul. Quel que fût le confort de l’Orient-Express ou du Simplon-Express, je ne pouvais me faire au choc des boggies sur les rails, comme au bruit d’arrivée dans les gares résonnantes. Plutôt que de contrarier la nature en prenant des somnifères, je préférais la laisser agir à sa guise.

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Nous avions pris notre dernier bon repas dans la capitale soviétique. Le wagon-restaurant allait être à l’origine de nos principaux soucis. La carte était somptueuse : elle annonçait une enviable diversité de plats, de boissons, à des tarifs vertigineux évidemment, mais on se sentait réconforté devant une telle abondance. En fait, nos tickets, souscrits bien à l’avance, nous donnaient droit au thé matinal, puis à deux repas comportant chacun une entrée ou hors-d’œuvre, un plat et un dessert, avec, comme boisson, du thé.

Un vent de désespoir déferla sur l’équipe : le total de ce qui défilait dans chaque assiette était en raison inverse de la dimension des tables, bien plus larges que dans nos trains français, à peine de quoi satisfaire un appétit d’oiseau.

Dès le premier repas, nous fûmes fixés : le hors-d’œuvre était du bortsch, le potage bien connu à base de chou et de crème, et le plat consistait en un mince morceau de bœuf avec un échantillon de légumes. Quant au dessert, c’était en général un morceau de fromage passablement exigu. Un vent de désespoir déferla sur l’équipe : le total de ce qui défilait dans chaque assiette était en raison inverse de la dimension des tables, bien plus larges que dans nos trains français, à peine de quoi satisfaire un appétit d’oiseau. Il était impossible de se rattraper sur le pain, à base de seigle, chichement mesuré. Et nous devions constater qu’au fur et à mesure de notre éloignement de Moscou, tout allait de mal en pis : bientôt, le bortsch ne fut plus qu’une vague et insipide lavasse, tandis que le petit morceau de viande diminuait. Sans doute parce qu’il aurait fallu, pour le couper, une bonne scie à métaux.

C’était à proprement parler la catastrophe !

Déjà, l’absence de vin avait provoqué de véhémentes protestations de plusieurs équipiers, ne concevant absolument pas que le vin fût une boisson exceptionnelle en dehors des frontières latines. Manquait aussi l’indispensable camembert qui aurait permis de compenser de graves insuffisances… Il y eut quelques discussions tendues, et je dus même, à bout de patience, menacer de me passer des services de deux athlètes plutôt que d’encaisser leurs incessantes récriminations. 

Il fallut une négociation serrée avec M. Ferlin, détenteur des fonds collectifs, pour puiser dans sa caisse. En effet, de nombreux paysans et paysannes venaient au bord du train arrêté dans les gares pour y vendre sur le quai les produits de leurs fermes ou de leurs cuisines. Ainsi pouvait-on se procurer à bon compte des poulets rôtis, de la charcuterie, des légumes frais ou en saumure, des pommes, des beignets de légumes ou de pâtes alimentaires.

Équipe de France d'athlétisme en voyage vers le Japon

Cette redoutable concurrence, tant sous le rapport du tarif que celui de la qualité, expliquait pourquoi les voyageurs désertaient le wagon-restaurant, qui n’était jamais plein malgré la présence régulière des vingt-deux voyageurs français et d’une trentaine d’autres étrangers de différentes nationalités.

Les achats sur le quai calmèrent les esprits. On eut même, en plusieurs occasions, de beaux exemples de sacrifices : des coureurs de modeste gabarit se contentèrent des produits locaux pour céder à des co-équipiers leurs repas au wagon. On vit ainsi, un beau jour, le lanceur de poids Lasserre et le lanceur de disque Winter absorber sans douleur deux repas normaux, tandis que Jules Noël en engloutissait trois.

L’horaire des repas venait compliquer la situation. Le maître d’hôtel affichait l’heure du service, et on était exact à son rendez-vous. Puis commençait une attente plus ou moins prolongée. Il était courant qu’un déjeuner annoncé pour midi ne débute que vers 14 heures, pour s’achever vers 15 h 30. De même pour le dîner. Si bien qu’un jour, en Sibérie, il nous arriva de terminer le déjeuner vers 2 heures de l’après-midi pour nous retrouver à table, conformément à la convocation, à 17 heures, afin de consommer le repas du soir. Inutile de protester : apparemment le personnel ne comprenait rien de ce qui n’était pas exprimé en langue russe, sauf bien entendu si vous manifestiez l’intention de verser un pourboire.

Ce régime alimentaire inimaginable pour des sportifs au seuil d’une compétition internationale avait de quoi provoquer les plus noirs cauchemars. Mais quelle solution adopter ?

[…]

Le mauvais régime alimentaire se traduisait par quelques légères indispositions, et l’un des athlètes atteints me demanda s’il était possible de se faire exécuter, dès l’arrivée, une ordonnance dont il avait la formule, accompagnée des indices chimiques de chaque produit. J’allai donc trouver notre directeur-docteur, qui accepta de faire une piqûre avec une ampoule apportée par le malade, mais refusa de rédiger et de signer une ordonnance complémentaire. Comme je m’étonnais, il finit par m’avouer, très gêné : « On m’appelle Docteur parce que j’ai été, jadis, officier de santé dans l’armée » !

M. Minelle avait sereinement omis de préciser ce petit détail lorsqu’il s’était agi de faire accompagner l’équipe par un docteur en médecine.

Par ailleurs, notre mentor, parfaitement courtois, avait vainement tenté de faire admettre aux équipiers la nécessité de se conduire en vrais hommes du monde, gouvernés par une morale céleste, auréolée d’un vœu de chasteté.

Hélas, il avait perdu tout crédit depuis qu’il s’était étonné de voir des souliers à pointe. « Comment pourrez-vous courir avec de pareilles chaussures sans rester cloués au sol ? » s’était-il émerveillé. Il rejoignait en cet étonnement, sans le savoir, un élu du peuple français qui avait été responsable des sports dans un de nos gouvernements (1).

[…]

Sur le quai du départ, nous avons eu la première manifestation d’amitié franco-japonaise. Des officiers japonais avaient conduit au pied du train qu’ils allaient prendre une jeune compatriote, toute menue et frêle dans son beau kimono et son obi (2) chatoyant. Lorsque la jeune fille aperçut Jules Noël, dont la haute taille dépassait d’une bonne tête tous les voisins, elle fut littéralement subjuguée. Il fallut absolument lui présenter notre grand discobole, auprès duquel on l’aurait prise pour une poupée. Elle mit sa main minuscule dans celle qui recouvrait facilement le disque réglementaire, et, regardant en l’air avec un sourire ravi, elle lui fit traduire : « Toi, je t’aime parce que tu es le plus grand ! ». On se demanda un instant si Noël n’allait pas la prendre dans ses bras tant, à côté de lui, elle donnait l’impression d’un enfant en bas âge. Elle ne le quitta pas jusqu’à l’annonce du départ du train. Longtemps, sur le quai, elle agita son mouchoir.

[…]

Peu après, entre les haies d’écoliers qui agitaient des drapeaux français et nippons, nous passions sous un arc de triomphe, pendant que résonnaient les « hurrah » et les « banzaï » poussés par les enfants.

Malgré l’heure matinale, 6 h 45, l’équipe de France, accueillie à la descente du train par les autorités locales, défila entre deux haies de boy-scouts et pénétra dans un vaste local de la gare où le champagne de chez nous scella la première rencontre. Peu après, entre les haies d’écoliers qui agitaient des drapeaux français et nippons, nous passions sous un arc de triomphe, pendant que résonnaient les « hurrah » et les « banzaï (3) » poussés par les enfants. Un petit-déjeuner dans le bel hôtel Yamato fut suivi, à ma demande, d’un léger et sommaire « décrassage » sur le terrain de sport de la ville. Nous en avions tous besoin, et les Japonais ne firent aucune difficulté pour faciliter cette diversion qu’ils n’avaient pas prévue. En effet, à 12 h 30, nous reprenions le train pour couvrir les 705 km nous séparant de Daïren, notre terminus.

[…]

Mais à Daïren, capitale de l’enclave de Mandchourie, ce fut un accueil digne de VIP (4) : sans exagérer, nous pouvions croire que toute la ville nous attendait. Onze jours pleins de voyage et un écart de 125 degrés de longitude ne nous avaient pas préparés à une telle démonstration d’estime et à d’innombrables attentions de cet ordre.

[…]

La liste des épreuves de Daïren et de Tokyo avait été élaborée à l’avance, lors de la conclusion de ces deux rencontres. Le règlement d’ensemble et le décompte des points avaient été également arrêtés en Europe vers la fin du mois d’août. Le Japon tenait à marquer par des festivités sportives le couronnement de l’Empereur et à en prévoir dès que possible les éléments futurs. Ainsi, le match Japon-France devait avoir lieu les 22 et 23 septembre à Daïren, juste avant les Championnats de Mandchourie du 24. La confrontation avec les universitaires était fixée aux 6 et 7 octobre à Tokyo, les 13 et 14 octobre l’équipe française concourrait à Osaka. 

Mais avant que ne fût définitivement établie la composition de notre représentation, il n’avait pas été possible d’établir un horaire des épreuves au cours des deux après-midi. Il fallut donc, dès l’arrivée à Daïren, fixer dans le détail la répartition des quatorze épreuves individuelles à deux équipes de chaque nation et les deux relais de quatre coureurs.

À peine débarqué du train, je fus assailli par les dirigeants japonais, impatients, à juste titre, de débattre les derniers détails de la rencontre ; on saisissait bien leurs préoccupations en pensant à toutes les dépenses engagées, comme à leur souci de consolider la réputation naissante de leur sport.

Je demandai d’abord un court délai pour accompagner l’équipe à son premier entraînement depuis seize jours, pendant lesquels le repos obligatoire et la mauvaise nourriture avaient provoqué quelques perturbations. Déjà, il devenait hasardeux d’utiliser deux athlètes, mal en point : Dupont, notre meilleur coureur de 400 mètres, et Leduc, coureur de demi-fond. Or nous n’étions, capitaine compris, que vingt athlètes. De leur côté, les Japonais pouvaient choisir sans restriction parmi tous les représentants qu’ils jugeaient nécessaires.

J’engageai donc les équipiers à effectuer un entraînement assez poussé, pour fouetter des organismes qui s’étaient par trop laissés endormir et ressentaient les effets de l’inactivité.

Il resterait ensuite trois jours pleins pour récupérer ou refaire surface selon les cas. Aussi les curieux furent-ils quelque peu surpris d’observer la somme d’efforts déployés sur le stade, autour duquel s’affairaient de nombreux décorateurs et autres électriciens.

En fin d’après-midi, première séance de discussion avec les dirigeants japonais à l’hôtel Haushigaura, ou Etoile du Matin, notre très agréable résidence de campagne, toute proche de Port-Arthur où sombrèrent les Russes à la fin de leurs hostilités avec les Japonais. Le site était très attrayant et, de la terrasse donnant sur la mer, on voyait défiler au loin les navires faisant route vers Shanghai, ou plus au sud encore.

En fin de soirée, le programme définitif était établi et, aussitôt, un dirigeant fila vers l’imprimerie de Daïren pour le faire composer. Il était près de minuit ; j’étais sur pied depuis 6 heures du matin, avec une bonne heure de travail poussé sur le stade. J’avais dû délaisser plusieurs équipiers qui me soumettaient des détails matériels. Quant au Docteur Minelle (chef de la délégation française et médecin de l’équipe), on ne l’avait guère vu en dehors des repas. Il avait vaillamment entamé sa campagne de chasse aux cadeaux et aux curiosités. « Vous comprenez, expliquait-il, j’ai plusieurs filles et je ne peux pas en favoriser une aux dépens des autres ». Sans doute on se passait fort bien de lui sur le stade, mais il n’aurait pas été inutile pour soigner les bobos. Quant à M. Ferlin, son rôle était achevé dès l’arrivée à Chang-Chun, où les Japonais nous avaient complètement pris en charge. Il devenait, par le fait, un équipier extra-sportif, et je dois reconnaître qu’il s’était obligeamment mis à ma disposition pour le cas où il aurait pu rendre un service. 

Au bruit du ressac qui mourait doucement sur le rivage d’Haushigaura, je tombai enfin immobile dans un sommeil de plomb sur un lit.

Photo de voyage en noir et blanc prise dans la rue lors d'un voyage au Japon

Trois jours se succédèrent pendant lesquels nous prîmes pleinement conscience de l’effort japonais pour renforcer le caractère retentissant de la rencontre sportive. Les Postes japonaises avaient prévu un cachet d’affranchissement spécial ; des concours avaient été organisés entre artistes et poètes pour créer des objets d’art commémoratifs et composer un « chant de bienvenue pour les champions de France ». Plusieurs groupements, dont les écoles supérieures, avaient longuement répété la longue poésie musicale qui allait retentir sur le stade avant le début des compétitions. 
Un tel document, paroles de M. Hiroshi Yoçano, musique de M. Naotada Yamanoto, mérite d’être reproduit : 

« Soyez les bienvenus

Soyez les bienvenus

Oh ! jeunes champions de France

Soyez les bienvenus, vous qui avez franchi

Dix mille lieues pour venir jusqu’à nous !

En ce moment notre pays se prépare pour une grande fête

L’avènement au trône de notre Empereur

Qui est à la fleur de l’âge

Commençant son ère brillante de Showa.

Fête grandiose et resplendissante

Dans ce pays de justice, de tolérance et au symbole des riches épis mûrs

Nous allons vénérer notre jeune Empereur qui monte

Sur le trône

Pour continuer une fois de plus et pour l’éternité

Les suprêmes enseignements de son Premier et Grand Ancêtre

Et les grands plans de l’Empereur Meiji

Nous allons vénérer notre jeune Empereur !

Nous allons vénérer notre jeune Empereur !

À cette grande fête nous ajoutons la joie

De vous recevoir parmi nous

Vous les glorieux représentants du généreux pays de France,

L’avant-garde de la liberté, de l’égalité et de la fraternité des peuples.

France qui a su vaincre les grands périls de la grande guerre

Luttant vaillamment pour la justice et la paix du monde,

Pendant ces quatre années terribles de misère et de privation,

Avec le patriotisme si souvent éprouvé de son héroïque

Peuple d’honneur et de courage

Nous sommes heureux de vous recevoir !

Oh vous braves champions de France

Nous sommes heureux de vous recevoir

Soyez les bienvenus

Soyez les bienvenus

Oh ! jeunes champions de France

Soyez les bienvenus, vous qui avez franchi dix mille lieues pour venir jusqu’à nous ! »

Après la lecture de ce document, traduit par M. Daigaku Horiguchi, nous ne nous prenions plus pour de médiocres sous-produits de l’humanité.

Pour notre part, submergés par cette avalanche d’honneurs et de considération, nous n’offrions, en dehors de notre présence, qu’une faible contrepartie : deux vases de Sèvres, cadeaux de M. Aristide Briand, Ministre des Affaires Étrangères, et de M. Gaston Doumergue, Président de la République. Bien peu de choses à côté des bannières de soie richement brodées, du beau vase de bronze, du superbe bouclier d’acier très finement damasquiné et incrusté de métaux rares. Sans compter, bien entendu, d’autres objets moins remarquables.

[…]

Au pied des molles ondulations des collines mandchoues, de longues banderoles horizontales aux couleurs des deux nations dominaient les gradins surpeuplés.

Il était une heure de l’après-midi lorsque le gouverneur Kinoshita prit place dans la tribune officielle, entouré de nombreuses personnalités et d’un état-major bien étoffé. L’ambassade de France au Japon était représentée par le commandant Rosati, son attaché naval venu spécialement de Tokyo, en quatre jours de voyage.

Au pied des molles ondulations des collines mandchoues, de longues banderoles horizontales aux couleurs des deux nations dominaient les gradins surpeuplés ; de nombreux drapeaux français et japonais flottaient à la légère brise du Pacifique et surplombaient les masses savamment ordonnées, habillées de vêtements stricts et dans le même ton, des choristes et des écoliers en uniforme qui bordaient la piste.

Le défilé des équipes, scandé par les accents d’une musique militaire, les conduisait sur une petite esplanade ménagée devant la tribune officielle. Deux géants portaient les drapeaux de chaque équipe. Pour Jules Noël, le qualificatif était normal, avec sa taille absolument exceptionnelle ; il ne l’était guère moins pour son homologue japonais, son adversaire Kimura qui, du haut de son 1m80, dominait tous ses co-équipiers. Avec une taille comparable à mon 1m68, un Japonais était déjà très nettement au-dessus de sa moyenne nationale.

Les porte-drapeaux se détachèrent des équipes alignées au bord du petit terre-plein, et se déroula un cérémonial inspiré du protocole olympique : allocution du président annonçant l’ouverture du tournoi et hymnes nationaux. Puis les deux capitaines, face à face à côté de leur drapeau, prononcèrent un serment de loyauté sportive, rédigé récemment d’un commun accord et rappelant le serment olympique. Deux jeunes filles, élèves de l’école supérieure, s’inclinèrent profondément à la japonaise devant les capitaines et nous remirent à tous deux un énorme bouquet cravaté de soie. Enfin, le bras gauche chargé de fleurs, j’allai serrer la main de mon collègue Miki Oda, capitaine de l’équipe japonaise et champion olympique.

Les chœurs de mille cinq cents étudiants et un lâcher de pigeons terminèrent la cérémonie d’ouverture. La parole était au sport : de nombreuses représentations diplomatiques et consulaires chinoises, coréennes, françaises, philippines avaient accumulé une somme impressionnante de kilomètres par terre ou par mer pour assister à cette grande première du sport international en Extrême-Orient. Le journal régional, Mandchouria Daily News, rédigé en anglais, estimait à cinquante mille le nombre de spectateurs.

[…]

Finalement, le Japon bat la France 78 points à 72.

[…]

Dans un autre ordre d’idées, nos coureurs de demi-fond et de 5 000 mètres furent notoirement désavantagés par la longue coupure du voyage. Le mérite de Boitard de gagner le 5 000 mètres n’en fut que plus évident. 

Boitard n’a pas laissé une grande trace dans les annales de l’athlétisme. Pourtant, quel magnifique exemple il donnait d’une façon permanente ! Résidant aux environs de Coutances, Boitard ne disposait d’aucune piste pour s’entraîner. Tout son travail de mise en condition, de préparation, s’effectuait au bord de la route, seul, ou presque : il me racontait sa satisfaction lorsqu’il trouvait un camarade pour l’accompagner sur sa bicyclette et le chronométrer entre les bornes de la route. La plupart du temps, il ne comptait que sur lui-même, et en dehors des heures impératives de travail aux champs. 

Modeste, discret, Boitard élevait rarement la voix et n’avait pas souvent la critique sévère. Mais jamais il ne perdait de vue le but proposé, et, lorsqu’on annonçait un arrêt supérieur à cinq minutes sur le trajet du Transsibérien, il s’apprêtait pour trottiner le plus possible le long de la voie. Malheureusement, cela ne lui était guère permis, car, généralement, les longs arrêts s’effectuaient dans des gares équipées de quais encombrés entre les voies rapprochées. 

Coureur de sang-froid mais résolu, il disposait d’une belle pointe de vitesse terminale : elle lui valut de battre sans appel ses deux adversaires qui avaient trop cherché à l’endormir et à le cadenasser pendant la course. En effet, Leduc, malade, ne pouvait lui apporter la moindre assistance, et les Japonais le savaient. Qu’aurait fait Boitard, consciencieux entre tous, ne reculant pas devant la souffrance, modèle d’énergie calculée, s’il avait bénéficié des conditions actuelles d’entraînement ? Sans doute aurait-on souvent lu son nom sur les palmarès des compétitions internationales. 

[…]

Il était nécessaire d’insister sur les péripéties de ce match officiel Japon-France, en raison des répercussions qu’il provoqua en Extrême-Orient. Seule la FFA s’en désintéressa complètement par la suite ; ses dirigeants s’occupaient surtout de leurs rivalités intestines et de leurs influences respectives en vue des futures élections. Ainsi, jamais les résultats ne figurèrent sur l’Annuaire fédéral, où pullulent des palmarès de second et de troisième ordre, l’ensemble étant parfois assorti d’erreurs. 

Lorsque le Hong-Kong-Maru s’écarta lentement du quai, rompant successivement tous les serpentins multicolores lancés de la terre au-dessus des rambardes par nos amis connus et inconnus, de longues clameurs d’adieu nous accompagnèrent jusqu’à ce que le bâtiment prît une bonne allure.

Tout s’était remarquablement passé pendant la première journée à bord du Hong-Kong-Maru, le beau navire qui transportait notre équipe du continent chinois à l’archipel japonais. 

La foule absolument inattendue des habitants de Daïren venus assister au départ du navire nous avait plongés dans l’étonnement. Lorsque le Hong-Kong-Maru s’écarta lentement du quai, rompant successivement tous les serpentins multicolores lancés de la terre au-dessus des rambardes par nos amis connus et inconnus, de longues clameurs d’adieu nous accompagnèrent jusqu’à ce que le bâtiment prît une bonne allure. Depuis cette séparation, nous menions une vie confortable. Les aménagements du Hong-Kong-Maru avaient deux types d’installations : l’une propre aux Asiatiques, avec un restaurant japonais, des cabines revêtues de tatamis (5), tendues de shojis (6) et équipées de meubles bas ; l’autre, où nous étions logés, était identique à celles de tous les paquebots occidentaux. 

Photo prise après le match France Japon durant un voyage au Japon

À peine perdions-nous de vue la côte mandchoue, que des cris de joie saluaient nos découvertes dans la salle à manger. Le menu, en japonais et en anglais, comportait seize articles : hors-d’œuvre, entrées, plats principaux et desserts, parmi lesquels les passagers pouvaient exercer leur choix. C’était un véritable émerveillement : chacun établissait son menu particulier en inscrivant sur une fiche les numéros des mets qu’il désirait. On vit s’allumer dans les yeux des « grands formats » des lueurs d’enthousiasme et, d’entrée, les maîtres d’hôtel comprirent qu’ils n’avaient pas affaire au commun des mortels. 

Dès la fin du déjeuner, qui s’était passablement prolongé, le chef des cuisines vint me trouver et me demanda de l’aider à rédiger sa carte en français, ce qui fut immédiatement réalisé.

La Mer Jaune était belle, le bateau accueillant, et les équipiers trouvaient auprès des autres passagers un contact vraiment fort sympathique. Lorsque nous reprîmes place dans la salle à manger pour le dîner, nous avions des tables ornées de petits drapeaux tricolores et, merveille, une carte modifiée de seize numéros, tous plus alléchants les uns que les autres. Comment choisir parmi une telle profusion, une telle diversité ? Paul Winter, le puissant discobole, vint timidement me consulter :

«  Combien peut-on prendre de plats ? C’est si difficile de choisir !

Choisis tout ce que tu voudras, répondis-je, il en est ainsi sur tous les paquebots qui se respectent. » 

Le Hong-Kong-Maru se respectait parfaitement.

Aussi, en toute simplicité, Winter commanda successivement le n°1, puis le n°2, puis le n°3… et poursuivit allègrement son expérience jusqu’au n°16. Les maîtres d’hôtel n’en croyaient pas leurs yeux. Et pourtant, à peine derrière Winter, Jules Noël, sollicité par une louable émulation, suivait consciencieusement son coéquipier discobole. Ce fut une belle et loyale compétition, disputée sans encombre et sans aucune difficulté gastrique par nos deux voraces. Lasserre et Flouret, autres appétits sérieux, étaient très nettement distancés. Finalement, Paul Winter battit Jules Noël d’un tout petit dessert. 

Il ne resta plus qu’à féliciter le chef de cuisine et son personnel de l’excellente collaboration à ces performances, éminemment facilitées par la qualité de ce qui défilait dans les assiettes. Dans l’euphorie générale, chacun rejoignit sa couchette après un petit séjour sur le pont. 

Hélas, le lendemain matin, de bonne heure, la mer offrit une teinte bizarre et, bientôt, commença à s’agiter. L’équipage, à la hâte, prenait des dispositions qui ne trompaient personne, vérifiant les portes des coursives, arrimant tout ce qui pouvait être arrimé. On aperçut au loin, surgissant de la crête des lames grisâtres, une mince et haute colonne noire et souple qui tourbillonnait et ondulait follement…

En un clin d’œil, le Hong-Kong-Maru ne fut plus qu’un pauvre bouchon soulevé comme un fétu de paille, dansant furieusement, craquant de tous ses membres et résonnant sous les coups de massue de l’océan.

[…]

Tout, cependant, n’allait pas pour le mieux : l’état de santé de l’équipe laissait nettement à désirer. Dès le débarquement à Kobé, plusieurs d’entre nous virent apparaître des éruptions semblables à celles d’une vulgaire urticaire, mais qui parfois s’accompagnaient d’inquiétantes enflures. Adelheim notamment, spécialiste de 400 mètres haies obligé de « descendre » sur 110, avait les doigts des deux mains complètement boudinés. Il en était de même de Fischer, notre plus rapide coureur de 100 mètres.

Un état fébrile accompagnait ces manifestations extérieures que les connaissances médicales du Docteur Minelle ne parvenaient pas à identifier. D’ailleurs, notre délégué ne s’en inquiétait pas outre mesure et, en tout cas, ne modifiait en rien ses expéditions de chasse aux cadeaux.

Il fallut s’adresser à un médecin japonais, qui examina quatre malades, puis me fit remettre des récipients de verre, indispensables pour effectuer des prélèvements en vue d’examens bactériologiques et chimiques. 

Le 6 octobre, le stade Meiji, portant le nom vénéré de l’Empereur qui avait ouvert le Japon à la civilisation occidentale, était solennellement inauguré par la rencontre entre l’équipe de France et la sélection universitaire.

Honneur insigne, le prince héritier Chichibu, fils aîné de l’Empereur, avait pris place dans la tribune d’honneur. Le stade était comble et, dans le public, les uniformes noirs des étudiants faisaient de larges taches sombres. 

La représentation française subissait un désavantage certain du fait de son mauvais état sanitaire. Adelheim, Keller, coureur de 100 mètres et de 800 mètres, Loiseau, coureur de 1 500 mètres, Fisher, coureur de vitesse, étaient très éloignés de leur condition normale. Ils firent courageusement de leur mieux, mais Fischer ne put courir qu’une seule fois, en relais. Woljung dut à ces déficiences de courir 200 mètres un jour et 800 mètres le lendemain, sans préjudice des relais… Lasserre, notre costaud du poids, s’offrit en plus un triple saut… Il fallait bien boucher les trous. En définitive, la rencontre se solda par un écart de points assez semblable à celui de Daïren.

[…]

Le lendemain de la seconde journée de la rencontre, l’équipe connut quelques émotions fortes. Nous étions logés dans les étages supérieurs d’un hôtel récemment construit : de nos fenêtres, avec vue plongeante sur Tokyo, nous avions le spectacle d’un immense chantier de construction. Depuis des siècles, la ville la plus étendue de notre planète subissait les ravages d’une constante succession de tremblements de terre. L’un d’eux, quelques années auparavant, avait détruit par l’ébranlement ou le feu plus de la moitié des édifices ; un peu partout, on reconstruisait sur de vastes espaces dégagés des décombres. 

Quelques instants après le déjeuner, dans ma chambre, je m’occupais de ma correspondance lorsque j’eus l’impression qu’on poussait un énorme rouleau sous le sol. Un petit tableau accroché à un mur se balança et le téléphone tomba de ma table…Non, je ne rêvais pas…

Devant moi, sur un large terrain dégarni, une grande grue de travaux publics oscillait dangereusement, tandis que les ouvriers fuyaient à toutes jambes. Les secousses continuaient et la ville ondulait, comme soulevée par de longues vagues invisibles…

Aussitôt, des cris aigus retentirent dans l’hôtel. Par la porte ouverte, je vis les femmes de chambre galoper dans le couloir. Instruites par le passé, et se rappelant les six cent mille morts récents, elles avaient de bonnes raisons de manifester leur terreur.

Je refermai ma porte : le silence succédait aux bruits. Puis, de nouveau, la terre remua. Je me mis à la fenêtre : devant moi, sur un large terrain dégarni, une grande grue de travaux publics oscillait dangereusement, tandis que les ouvriers fuyaient à toutes jambes. Les secousses continuaient et la ville ondulait, comme soulevée par de longues vagues invisibles…

Enfin, l’hôtel cessa de se balancer. Dix minutes plus tard, tout était rentré dans l’ordre et on ne regrettait plus d’occuper le sommet de l’édifice. Les journaux du lendemain soulignaient qu’il s’agissait du plus fort tremblement de terre depuis la terrible catastrophe de 1923.

[…]

La réunion du 21 octobre regroupa donc, sur un stade récemment construit, une sélection des collèges et des universités ; les athlètes français ne furent jamais menacés par leurs adversaires. Cette journée sportive s’acheva sur un banquet à la mode européenne. Outre les prix qu’ils avaient personnellement gagnés, les athlètes français eurent la très heureuse surprise de recevoir chacun un coupon d’une quinzaine de mètres de soie de Chantung, cadeau personnel du Maréchal Chang Sue Liang.

Le lendemain matin, M. Tsäi, son secrétaire, nous rendait visite à l’hôtel pour nous transmettre une invitation personnelle du Maréchal. Il conviait le Docteur Minelle, M. Ferlin et le capitaine de l’équipe à un dîner chinois dans une auberge des environs, très modeste mais célèbre pour sa cuisine. M. Tsäi portait un chapeau mou occidental au-dessus d’une lévite en soie de grand prix. Il avait suivi une bonne part de ses études dans le Quartier Latin, dont il conservait un souvenir ému et aussi un vocabulaire argot qui faisait le plus joyeux effet dans sa conversation très distinguée. 

« Nous serons avec des copains, précisa-t-il, votre consul à Moukden et l’aviateur Poulet, qui est un vrai rigolo ! ». Monsieur Poulet était bien placé pour réaliser une véritable fortune : il fournissait les avions de l’armée du Maréchal et dirigeait l’école de pilotes. 

Sortant de l’hôtel en compagnie de M. Tsäi, j’aperçus à un carrefour, pendue au-dessus d’une porte, une petite cage de bois contenant une tête humaine. Le cou ruisselait de sang. M. Tsäi expliqua tout naturellement : « Cet homme a été surpris avec la femme d’un Général, il a été « coupé » ce matin… ».

Le soir même, dans la salle particulière où nous réunissait le Petit Maréchal, un extraordinaire dîner exigeait impérativement que nos appétits ne fussent pas « coupés » eux aussi.

Cette année-là, le froid fut très vif dès la fin d’octobre. Partis de France avec des vêtements d’été, nous nous étions encore baignés dans la Mer Jaune à Daïren le 20 octobre : l’eau n’était pas froide. Trois jours plus tard, il gelait ferme et, en Sibérie, une longue chute de neige immobilisa le train toute une nuit. Une bielle de la locomotive s’était rompue. Il n’était pas possible d’aller le long de la voie à la découverte des tas de bois ou de charbon qui jalonnent le parcours et permettent aux mécaniciens-chauffeurs de s’approvisionner en toute région. Au pied du wagon, on s’enfonçait jusqu’à la ceinture dans une neige molle. Emmitouflés dans tout le contenu vestimentaire de nos bagages, nous battions la semelle dans le couloir. Pendant des heures, à la lumière de la lune, nous entendions les hurlements des loups qu’on distinguait entre les arbres de la forêt, sautillant lourdement dans la neige où ils se mouvaient avec difficulté.

Le lendemain, une locomotive chasse-neige vint nous dépanner et, lentement, le convoi repartit vers l’ouest. L’Iénisséï, pourtant très rapide, était complètement pris et donnait l’impression d’une immense surface pustuleuse et grisâtre. À Irkoutsk, le thermomètre marquait -18°. À Moscou, il gelait encore et nous n’avions pas de chaussures convenables pour marcher dans la neige.

Novembre débutait à peine lorsque le train s’arrêta Gare du Nord. Quelques membres des familles, quelques camarades de club et deux dirigeants fédéraux nous attendaient.


[1] M. Morinaud.

[2] Large ceinture de soie qu’un grand nœud fait bouffer dans le dos.

[3] Équivalent du « hurrah » britannique.

[4] Very Important Person : ainsi désigne-t-on dans les pays de langue anglaise, et surtout aux États-Unis, les très importants personnages qui doivent être l’objet des soins les plus attentifs.

[5] Nattes végétales très fines que l’on tend sur le sol.

[6] Panneaux de bois tendus de papier servant de cloisons coulissantes.

Le carnet de voyage L’équipée japonaise de Pierre Lewden a été publié dans le magazine voyage Bouts du monde Numéro 8