Miracle au Pamir – Carnet de voyage

Cela s’appelle se retrouver dans un sacré pétrin. Guillaume Bertocchi avait déjà navigué en haute altitude. Mais cette fois, il n’a pas été très prudent de partir seul en trek dans les vallées du Pamir. Un conseil : les randonneurs angoissés ne devraient pas lire cette mésaventure avant de partir en montagne.

Dans mon avion pour le Tadjikistan, seuls trois touristes : des alpinistes qui vont gravir le Pic Karl Marx au sud du Pamir. Le reste des places est occupé par des travailleurs d’ONG principalement américains, et quelques Tadjiks retrouvant leurs familles. Nous arrivons à trois heures du matin à Dushambe. J’ai décidé de partir le matin même pour le Pamir et Khorog. D’après mes informations, des voitures partent vers 6 heures ; j’ai donc du temps, et j’en profite pour discuter avec le Tadjik qui me change des euros contre des somonis : il veut que je vienne dormir chez lui, on discute des origines de nos religions respectives.

Le jour levé, je marche pour trouver une voiture allant dans le Pamir. Il est tout juste cinq heures, et déjà de nombreuses femmes balayent et arrosent le sol devant leurs maisons. La ville est tranquille, le soleil encore sous l’horizon, mais il fait déjà chaud à Dushambe.

Je trouve rapidement cinq autres Pamiris pour partager une voiture, et me voici déjà en route… En ce début d’été, de nombreux Pamiris habitant Dushambe retournent dans leurs familles. C’est pourquoi il est très difficile d’obtenir une place d’avion, et il faut se convaincre que les vingt heures de route sont bien mieux pour faire des liens sociaux que les quelques minutes d’avion ! La vue est vraiment belle, et nous longeons rapidement la frontière afghane. Je retrouve les vallées vertigineuses du Ladakh, ainsi que les torrents -tels l’Indus- tumultueux et marrons, drainant la poussière des montagnes sèches.

Nous nous arrêtons manger souvent, de la soupe grasse au mouton à chaque fois, accompagnée de nombreux abricots. Habituellement peu soucieux au niveau sanitaire, je suis cette fois sur mes gardes au Tadjikistan. J’achète une bouteille d’eau minérale qu’un jeune m’apporte bien fraîche. Curieux de savoir d’où elle vient, je vais voir vers l’arrière du magasin… Je connais mes classiques : dans Le Théorème de la peur, Greg Child raconte comment il est tombé malade comme un chien au Pakistan à cause d’une bouteille “rafraîchie” dans des eaux pas très claires qui passent dans tout le village. C’est bien le cas ici aussi, et je laisserai la bouteille à mes compagnons qui ne sont pas du tout tracassés par mes soucis d’occidental fraîchement arrivé. Nous arrivons à Khorog, “capitale” du Pamir, en pleine nuit, ce qui est toujours idéal quand on ne connaît pas du tout la ville. Des jeunes me conduisent heureusement vers un endroit pour dormir.

Durant ma courte nuit, j’ai décidé de tenter un autre trek que celui que j`avais prévu initialement : départ d’Alichur sur la Pamir Highway, en passant par le lac Yachilkul, pour commencer, ensuite peut-être route vers le lac Sarez… ou peut-être pas ! Entre les réserves apportées d’Europe et les achats au marché de Khorog (effectué avec une fille tadjik qui m’a bien aidé), je pense avoir une bonne dizaine de jours d’autonomie. Après une matinée ubuesque où je me confronte à l’empreinte soviétique de la bureaucratie afin de me faire enregistrer par les autorités, j’aurai réactivé mes quelques phrases de russe.

Pour me rendre à Alichur, je trouve une vieille UAZ (4×4 soviétique) à partager avec des Kirghizes forts sympathiques se rendant vers Murgab. Nous sommes huit au total dans cette petite voiture, le rêve ! La route s’élève rapidement jusqu’à des cols vers 4 000 m, et nous sommes entourés de montagnes encore plus hautes aux sommets enneigés. Si le trajet devait être parcouru en cinq heures environ, c’était sans compter les nombreux arrêts : pour faire le plein d’essence avec une boîte de conserve et un entonnoir fin (une bonne demi-heure) ; après chaque grosse côte pour refroidir le moteur et enduire une partie du moteur de boue humide avec de l’herbe (technique très répandue ici) ; aider une autre voiture qui a crevé ou avec un problème moteur ; crever à notre tour et s’arrêter pour changer la roue…

Nous arriverons finalement en Alichur au milieu de la nuit. Je dois trouver un toit pour la nuit, et mes compagnons de route veulent faire une pause avant de continuer vers Murgab.

L’arrêt le plus imprévu fut la pause à des sources chaudes : perdu au milieu du désert d’altitude, à des heures de tout village digne de ce nom, nous nous arrêtons avec mes amis kirghizes pour nous baigner dans des eaux thermales brûlantes. C’est le pied, juste avant d’affronter la première nuit fraîche dans le Pamir à 4 000 m : en effet il est déjà bien tard et il nous reste deux grosses heures de route…

Nous arriverons finalement en Alichur au milieu de la nuit. Je dois trouver un toit pour la nuit, et mes compagnons de route veulent faire une pause avant de continuer vers Murgab. On va donc chez des amis à eux, qui peuvent m’héberger, et nous faire un repas au milieu de la nuit : poissons frits, pain et beurre, à volonté ! J’en profite le mieux possible en vue des jours à venir…

Après avoir dit au revoir aux Kirghizes continuant vers Murgab, je discute un peu avec le père de la famille, puis m’endors rapidement. Je suis plutôt excité de me retrouver si “vite” au milieu du Pamir, accueilli chaleureusement dans un petit village au milieu de la nuit. Je prévois de partir tôt demain, pour faire une grosse journée de marche jusqu’au lac peut-être…

Le lendemain, réveillé à 5 h 30 par un soleil puissant à travers la grande fenêtre de ma chambre, je n’ai envie que d’une chose : aller marcher dans le Pamir ! Je partage le petit déjeuner avec la famille. Avant de me mettre en route, je découvre dans la lumière du matin le village, qui est constitué de quelques maisons pamiris blanches à toit plat, éparpillées sur le plateau poussiéreux. La simplicité même, mais pour l’isolation, ça ne doit pas rigoler l’hiver !

Je me sens frais, motivé, le sac semble léger malgré les dix jours de réserves. Je m’éloigne rapidement du village, en suivant la rivière, vers l’ouest. Très vite je n’aurai plus de repère humain en vue, seulement la poussière sous mes pas. En dehors de la rivière, aucune source d’eau, aucun signe de vie non plus. J’avance sûr de moi, une pause chaque heure pour boire et manger ; l’espace qui m’entoure semble si grand que marcher une heure représente un saut de puce. Le soleil est puissant, des nuages pointent au nord, je les surveille attentivement, n’ayant pas spécialement envie de connaître immédiatement les joies d’un orage au Pamir !

Dans ma tête je ne pense pas à l’Europe, mais à ce qui m’attend les jours prochains. Et je calcule les jours et les heures à marcher pour arriver à ces petits lacs au nord et le lac Sarez peut-être. Questions : comment seront les torrents à franchir ? Cela peut tellement varier d’une année à l’autre, d’un jour à l’autre ; j’en ai repéré au moins cinq sur mon chemin. Je devrais peut-être retourner sur mes pas ?

Dans un méandre de la rivière se tient une yourte. Première habitation en vue depuis le début. La famille est hélas de l’autre côté de la rivière, que je n’ai pas envie de franchir maintenant. Je salue à distance et continue mon chemin. Quelques heures plus tard, le sac me paraît déjà bien plus lourd qu’au début, mais j’avance encore à bonne allure. J’ai l’impression d’approcher du lac Yachilkul, il ne doit pas être si loin que ça… Cela fait plus de 12 heures que je suis parti ce matin, j’ai parcouru près de 30 km avec mon gros sac, il faudrait que je pose la tente. Et ce lac qui ne doit pas être loin… tant pis pour le bivouac sur le lac pour ce soir, il faudra attendre encore un peu ! Je franchis la rivière pour m’installer sur une jolie plage de la rive opposée. La tente est montée machinalement, puis je m’écroule de fatigue, sans bouger pendant une heure. Je ne me relèverai que pour manger un peu, car il le faut bien, même si la faim n’est pas là. Je sais que l’altitude me coupe souvent un peu la faim, ce n’est pas très grave.

Malgré ma fatigue physique, je n’arrive pas très bien à dormir. J’ai très mal aux muscles des jambes. J’ai dû faire une grosse journée quand même…

Le vent souffle effectivement fort, face à moi, incessant. Il brûle les lèvres, les yeux, les tornades passent et repassent, il faut se protéger à chaque fois…

Le jour se lève, je plie la tente et recommence à marcher… la rivière s’élargit vite en un delta verdoyant, pour laisser rapidement (2 heures de marche tout de même) place au lac. Il est bordé à l’est par une immense plage de sable blanc de laquelle s’élève de véritables tornades, le tout sur fond de hauts sommets glacés. Le vent souffle effectivement fort, face à moi, incessant. Il brûle les lèvres, les yeux, les tornades passent et repassent, il faut se protéger à chaque fois… Je réussis malgré tout à faire une petite sieste au milieu de ce vacarme.

Je progresse ensuite lentement sur la rive nord. Le bleu du lac est profond, sombre et intense. Le vent rend tout ce paysage beau, extrêmement beau, mais brutal et inhospitalier. J’ai l’impression d’être arrivé à mon premier but, mais en même temps d’être nulle part. Je suis bien au milieu de nulle part, je me souviens des cartes satellites observées attentivement avant mon départ ne montrant que quelques minuscules villages distants de plusieurs jours de marche, séparés par des rivières et des cols… et des glaciers si par hasard je me trompais de vallée.

Mais une carte satellite ne montre pas le bruit des vagues du lac agité, ne fait pas sentir les lèvres brûlées par le vent qui ne donne aucun répit de la première heure de jour jusqu’au couché du soleil, et enfin ne permet pas de voir qu’en plusieurs heures de marche, les montagnes qui nous entourent ont à peine changé leur perspective…

Je marcherai le plus possible, ajoutant à chaque fois trente minutes de marche quand je pensais m’arrêter. Je ferai finalement bivouac au milieu de la rive nord, vraiment épuisé. J’espérai peut-être trouver une habitation, un berger, dans cet endroit où une rivière venant du nord se jette dans le lac, je n’ai trouvé qu’une ruine abandonnée. Je me force encore une fois à manger avant de m’endormir, alors que le soleil n’est pas encore couché.

Je me réveille, après quelques heures de mauvais sommeil. J’ai mal à la tête, c’est indéniable. Une alarme se déclenche en moi : je pense pour la première fois au mal des montagnes, et à un œdème pulmonaire. Pour vérifier cela, par réflexe j’expire et vide mes poumons. Le verdict est sans appel : j’entends ce gargouillis si caractéristique, signifiant que mes poumons sont en train de se remplir d’eau. Je regarde ma montre, il est 22 h 30. Tout va très vite dans ma tête, j’évalue ma situation, clairement mauvaise : je suis seul, la nuit vient de commencer, je suis à 45 km de mon point de départ, et n’ai rencontré aucun village depuis, seule une famille dans une yourte non loin d’Allichur, ainsi qu’une yourte vide dans le delta à l’extrémité est du lac. Ce début d’œdème pulmonaire signifie qu’il me reste environ 24 heures avant que les choses ne s’aggravent irrémédiablement. Dans 24 heures au plus je DOIS être à moins de 3 000 m. Le problème est que sur ce plateau du Pamir, le premier point en dessous de cette altitude se situe à plus de 150 km de là… D’une manière ou d’une autre quelqu’un devra m’aider.

Que puis-je faire ? Je n’aurai pas la force de marcher longtemps, et mon état ne peut que s’aggraver. Passer la nuit en restant ici est absolument hors de question : comment me réveillerai-je demain matin, si toutefois je me réveille ? C’est maintenant, immédiatement, que je dois agir.

Tout mon corps sent l’urgence de la situation : tout à coup je réalise que j’ai la bouche complètement sèche, à tel point que je ne peux déglutir. Je bois, le maximum possible. J’élabore mon plan, très vite : selon ma vieille carte, des yourtes devraient se tenir non loin. Je vais essayer de les trouver, de les alerter en criant, des animaux m’entendront sûrement. Je ne me sens pas capable de marcher cinq heures pour retrouver l’extrémité est du lac et la yourte vide… de plus, l’issue reste incertaine : que ferai-je s’il n’y a vraiment personne ? Je ne pourrai jamais rejoindre Allichur, c’est certain. Il y a bien un autre village au sud du lac, Bulunkul. Mais lui aussi me semble au-delà de mes forces. Absolument aucune autre possibilité.

Je ne suis pas affolé, je sais ce que je dois faire : réunir les affaires vitales, laisser le reste, et partir, vite. Je prends dans mon petit sac des affaires chaudes, de la nourriture énergétique, les bâtons pour franchir les rivières, mon appareil photo, carte, boussole et lumière. Je laisse tout le reste dans la tente… et j’abandonne la tente.

Me voilà donc parti, dans la nuit noire. C’est la nouvelle lune, aucune lueur à espérer à part celle des étoiles. Marcher dans le noir total avec ma petite lampe chinoise n’est pas aisé. De plus, j’essaie d’économiser les piles (je n’y accorde aucune confiance) : que ferais-je sans lumière du tout ? J’illumine les quelques mètres devant moi pour mémoriser le relief, puis éteint la lampe. Le système marche correctement, et j’avance, doucement. Je me rappelle alors une randonnée dans les Alpes où nous avions effectué les trois dernières heures dans la nuit, à la lueur d’un téléphone portable placé au raz du sol… On s’en était sorti sans problème, et ce souvenir me redonne de l’espoir.

Je garde malgré tout confiance au plus profond de moi, me retourne, regarde l’infinité d’étoiles, plus belles, plus nombreuses que jamais. Je m’adresse directement à elles, je les implore de me guider.

En fait je suis confiant : oui, je trouverai une yourte rapidement. On m’entendra et on m’aidera, avec un cheval ou un âne, nous rejoindrons alors Bulunkul. Aller, quelques dizaines de minutes seul à crier dans la nuit et après je serai avec des bergers… Je marche vers le nord ouest, regardant attentivement ma carte et ma boussole très régulièrement, afin de ne pas me perdre. Je n’ai pas droit à l’erreur, pas cette fois. Strictement rien en vue, je crie, mais le vent limite la portée de ma voix. Je suis toujours confiant. Je sais au fond de moi que je vais m’en sortir. Je crois entendre des animaux, des chiens. J’accélère tout en criant, mais finalement le silence revient. Et dure. Je suis aveugle, et rien à entendre. Après une heure de plus à explorer la zone où je pensais pouvoir trouver un berger, je dois prendre une décision : je perds du temps, de l’énergie, et plus je continue vers l’ouest, plus je m’enfonce dans l’inconnu. Je décide de revenir sur mes pas, et d’aller contourner le lac par l’est. La décision est dure à prendre, car synonyme d’échec, pour cette première partie au moins. Je garde malgré tout confiance au plus profond de moi, me retourne, regarde l’infinité d’étoiles, plus belles, plus nombreuses que jamais. Je m’adresse directement à elles, je les implore de me guider, je pense à tous mes proches, et commence à marcher vers l’est. Il est minuit exactement, une longue marche commence.

Je redoute avant tout de perdre mes capacités physiques : la fatigue, le sommeil, les poumons qui se remplissent d’eau… Je ne veux pas m’arrêter, de peur de n’avoir la force de repartir. J’avance en longeant le lac, même dans le noir total de la nuit, je devine cette masse sombre qui me guide. Mes pieds tapent sur les pierres régulièrement. Après deux heures je décide de faire une pause. En fait je ne décide pas, mon corps m’y oblige : je tombe de sommeil et de fatigue. Je m’accorde cinq minutes assis sur une pierre, et règle l’alarme de ma montre, redoutant de m’endormir longtemps. Cela suffit pour recharger les batteries, et continuer vingt minutes. Je recommence ainsi plusieurs fois. Plus le temps passe, moins je marche efficacement. Je commence à tituber, marcher les yeux fermés quelques secondes à chaque fois que je repère une portion bien plate et droite. Vers 4 heures ou 5 heures, j’arrive au bout du lac, puis de la grande plage de l’extrémité est ; non loin devrait se tenir la yourte vide que j’avais vue. Impossible de voir quoi que ce soit. Je me mets au bord de la rivière qui doit me séparer de la yourte, et crie, plusieurs fois. Aucune réponse. J’insiste.

Après l’échec de trouver une habitation près de ma tente, j’ai marché toute la nuit avec comme unique espoir cette yourte au bout du lac. Même si la chance était mince que quelqu’un réponde à mes cris dans la nuit, c’est en parti cet espoir qui m’a fait avancer toute la nuit. Je n’avais pas à réfléchir ces dernières heures : marcher, me déplacer de quelques kilomètres dans ces montagnes, pour me rapprocher de mon unique espoir. Maintenant je suis confronté à la réalité : je crie dans la nuit et le vent, mes cris sont destinés à une yourte que je ne vois pas, et qui je pense est de l’autre côté d’une rivière que je ne peux franchir ; je suis toujours isolé, sans aucune solution pour m’en sortir ; quel progrès par rapport au début de la nuit… Considérer les choses ainsi est effrayant ! Alors que ces pensées occupent mon esprit, je crois entendre des chiens au loin. Je n’en suis pas certain, je suis épuisé, mes espoirs déçus me font douter de mes sens. Je veux juste m’allonger, à l’abri du vent, me reposer un peu…

Je trouve les ruines d’un abri de berger, et me couvre au maximum. Je prends soin d’accrocher ma montre-alarme à mon oreille avec un élastique, ayant trop peur de ne pas me réveiller. Je me dis que j’ai fait le maximum cette nuit. Quelque part, je suis fier d’avoir réussi à marcher toute la nuit, cela me donne confiance, je vais m’en sortir. Avant je dois avoir un peu de repos. Roulé en boule, je tombe très facilement dans le sommeil…

L’alarme sonne, collée sur mon oreille, les premières lueurs du jour sont là. Première chose : j’entends l’eau dans mes poumons, mais je suis capable de me lever et de marcher. Deuxième chose : je vois la yourte de l’autre côté de la rivière, exactement là où je l’imaginais. Cela me remplit d’optimisme. La yourte est bien vide, mais je peux apercevoir au loin, en haut d’un plateau, une maison. Peut-être les bruits de chiens venaient de là hier soir, peut-être n’avais-je pas rêvé ? Je crie toujours, quelqu’un finira bien par m’entendre, descendra et viendra me chercher pour traverser la rivière. Les chiens aboient, mais après une demi-heure, personne ne se manifeste. Je n’ai pas de temps à perdre, je dois traverser cette rivière. Je suis fatigué, je ne peux chercher longtemps un bon passage sans perdre trop de force, et me résous à traverser quelle que soit la profondeur. Il doit y avoir un gué quelque part, mais je ne veux revenir sur mes pas une fois de plus. J’accroche mon petit sac sur la tête, et m’enfonce dans la rivière. Elle est profonde et le courant est faible. Je me mouille jusqu’en haut du torse, et je ne pense qu’à une chose : avancer, aller vers cette maison là-haut. Une fois la rivière franchie, j’avancerai lentement par petites étapes, comme durant la nuit. Il y a peut-être 200 m de dénivelé à parcourir, mais j’y mettrai une éternité. J’arriverai à hauteur de la maison exténué. La famille y habitant sort, alertée par les chiens, et me regarde arriver dans un piteux état, avant tout surpris je crois.

La douleur s’était absentée avec l’adrénaline de la nuit, mais maintenant que le stress redescend, je ressens mes poumons, ma tête, ma tension artérielle, ma fatigue…

Sauvé, j’ai quelqu’un devant moi ! Je me suis battu toute la nuit pour cela, et enfin quelqu’un se tient devant moi !!! Ils vont m’aider, je suis sauvé. Après quelques minutes pour me remettre de ce dernier effort, de l’émotion de la rencontre, je parviens à expliquer la situation, qui n’en demeure pas moins dramatique. Tout le monde est à mes soins, j’ai à présent un très gros mal de tête, et mes poumons sont encore un peu plus remplis d’eau. La douleur s’était absentée avec l’adrénaline de la nuit, mais maintenant que le stress redescend, je ressens mes poumons, ma tête, ma tension artérielle, ma fatigue…

Bon, je ne suis pas encore sorti d’affaire pour autant. Le berger -un Kirghize- me mène à cheval à Bulunkul, le village le plus proche (2 heures). Je dors sur le cheval. Arrivé dans ce petit baraquement isolé, toujours à la même altitude, je dois encore rejoindre la Pamir Highway, et de là trouver une voiture redescendant à Khorog. Il n’y a hélas pas de voiture en état de marche… mais les habitants décident de réparer rapidement une vieille moto, dont les pièces du moteur étaient éparpillées sur le sol. En attendant que la moto soit reconstituée, on m’offre quelques thés spéciaux grâce auxquels je me sens un peu mieux.

Après seulement une heure, la moto tourne à peu près, et deux hommes m’emmènent sur les pistes du Pamir. Après vingt kilomètres, nous rejoignons la M41, la Pamir Highway, mon salut ! Le conducteur de moto attend avec moi la première voiture qui passe. Après quelques minutes seulement (quelle chance !), un van allant en direction de Khorog s’arrête et veut bien me prendre. Hourra ! C’est un groupe de biologistes polonais faisant des recherches sur la faune et flore du Tadjikistan. Cinq heures plus tard nous serons à Khorog, et je trouverai repos dans la maison d’un Tadjik, pour quelques jours. Mes affaires sont toujours dans la tente, plantée au milieu du Pamir, mais moi je suis là, sauvé.

Le carnet de voyage Miracle au Pamir de Guillaume Bertocchi a été publié dans la revue de voyage Bouts du monde Numéro 12