Plus de quarante ans après, la mésaventure de Jacques Petit, dont la 2CV l’avait sournoisement lâché à quelques encablures de Belgrade, serait sans doute une aubaine pour un cinéaste inspiré. Un garage auto haut en couleur qui fait aussi resto et boîte de nuit, un orchestre des Balkans, une bonne sœur patibulaire, une prison serbe, les avances d’une serveuse peu farouche…
Août 1970. Depuis ce matin au départ de la ville de Nish, ma 2CV donne des signes de fatigue. J’ai beau tenter de me rassurer en pensant que le degré d’octane de l’essence yougoslave est peut-être insuffisant, les ratés de plus en plus nombreux du moteur me font craindre le pire : il y a un an en effet, dans la banlieue d’Istanbul, des enfants ont mis du sucre dans le carburateur. Le nettoyage des parties caramélisées ayant été effectué sur place, dans un vague dispensaire de bricoleurs de voitures en phase terminale, je m’attends à ce que mon tacot rende l’âme. Mon intuition ne me trompe pas : dans la longue montée qui mène à Belgrade, dix kilomètres avant d’atteindre la capitale serbe, la Citroën bronche, piaffe, se cabre, éternue, pétarade puis s’immobilise. Dans un gargouillis cynique de mauvais augure, le moteur s’éteint.
Mon premier réflexe est de libérer tout un cortège de regrets stériles. Ah ! Si seulement j’avais pensé à la révision de la voiture avant d’entreprendre un voyage de deux mois dans le sud de l’Europe ! Et l’assurance internationale qui ne couvre pas le pays ! Pas de plan de la ville ! Aucune adresse de dépannage rapide ! Même pas un mini-dictionnaire franco-serbe pour demander de l’aide !
Vient ensuite le temps de l’action. Par acquit de conscience, on finit par soulever le capot brûlant mais, comme la fumée âcre vous prend à la gorge, on s’écarte bien vite du volcan en colère.
Une carriole passe, tirée par deux chevaux efflanqués. Le charretier écarquille les yeux et marmonne quelques mots de compassion dans sa barbe. Contre toute attente, il s’arrête, descend de son tas de foin et me sourit à pleines dents. Envoyé sans doute par la fortune, mon sauveur renifle bruyamment en faisant une grimace. Point n’est besoin d’être expert en langue slave pour comprendre qu’il a reconnu l’odeur du sucre. Le geste de gratter, nettoyer, rincer est facile à interpréter : la mécanique a besoin d’un sérieux lavage d’estomac ! Il sort une corde de son chariot et se propose de me tracter jusqu’en haut de la côte. Pour la descente, je n’aurai qu’à contrôler au frein à pied. Les nœuds tiendront-ils ? Bien sûr, le guide est catégorique. Spectateur de l’opération, je m’installe au volant, obéissant scrupuleusement aux ordres de mon mentor.
Et c’est ainsi que, sous un soleil de plomb, nous gravissons cahin-caha les deux derniers kilomètres, tirés par deux haridelles grises à la crinière ample. Arrivé au sommet, le paysan dessine avec son doigt sur mon pare-brise sale la longue descente vers Belgrade au bas de laquelle il trace un carré, le garage qu’il me recommande.
C’est un « jardin d’été », style guinguette, un endroit charmant peuplé d’oiseaux chanteurs et de papillons colorés. Les parfums de coriandre et de brochettes me mettent en appétit. J’en oublierais presque mon malheur.
Le cœur n’est pas au tourisme mais « la ville blanche » est d’une beauté éblouissante dans la lumière de midi. À l’entrée même de la cité, au milieu de blocs d’immeubles des années 50, je crois reconnaître le garage conseillé par mon bienfaiteur. Je franchis les derniers mètres en poussant le véhicule. Malheureusement, l’atelier me paraît désert. On m’explique que le personnel est en pause-déjeuner. Il faut donc attendre deux bonnes heures. Une femme plantureuse s’avance. Épouse du garagiste, elle m’assure qu’elle vient de prévenir son mari de mon arrivée et m’invite, pour patienter, à me rendre au restaurant d’à-côté, tenu par son père. C’est un « jardin d’été », style guinguette, un endroit charmant peuplé d’oiseaux chanteurs et de papillons colorés. Les parfums de coriandre et de brochettes me mettent en appétit. J’en oublierai presque mon malheur. Il fait bon se reposer sur un banc en attendant une bière. Une blonde à gorge généreuse m’apporte des grillades et des salades pour un régiment. Une fête de couleurs et d’effluves. Elle prend son temps pour arranger les plats, disposer la nappe, faire disparaître une tache imaginaire. Tout en se penchant vers ma timidité, elle m’énumère les vins de la maison. Je lui laisse carte blanche.
Sur ma table de prince, j’identifie des poivrons farcis arrosés de yaourt léger, des feuilles de vigne et des brochettes d’agneau discrètement citronnées. La beauté fatale revient avec une bouteille de vin rouge et un large sourire. Dans un français chantant, elle tient à me donner quelques explications sur le cépage – c’est un « Zelja » serbe – et, d’un air entendu, m’en traduit le nom : « Désir »… Tout un programme, me dis-je, dans ma barbe de trois jours.
C’est le moment que choisit une troupe de musiciens tziganes pour enchanter le jardin des délices. Il en vient de partout. Dès les premières notes, toute la guinguette est ensorcelée. Un chanteur nous berce de sanglots suraigus, saccadés, irrésistibles tandis que se lèvent, ici et là, des grappes d’hommes qui viennent danser en rond, les yeux fermés de bonheur. Un accordéoniste joufflu enfle son instrument à bretelles. La tête penchée sur le soufflet, il écoute son clavier auquel il manque des touches et tente de rattraper le rythme syncopé en agitant les bras à la vitesse d’un canard qui s’envole. Cheveux noirs de jais, plaqués, débordant sur les oreilles, les manouches grattent, tapent du pied, avec une excitation de gosses élevés dans la rue. Dans la cohorte de violonistes, je reconnais mon charretier de tout à l’heure. Il me gratifie d’un clin d’œil complice.
Les czardas me montent à la figure, dans l’euphorie des brochettes arrosées du vin de « Désir ». Mais… où ai-je la tête ? La pause-déjeuner des garagistes est largement dépassée ! Et ma voiture ? Je demande vite l’addition.
La serveuse tergiverse, s’approche tout près de moi, enjôleuse, confidentielle, corrige un pli à ma chemise. Tout en plaisantant, elle me prépare maladroitement ma « petite note » sur un bout de papier déchiré. Puis elle se ravise et me suggère de passer « à côté », histoire de prendre contact avec les réparateurs de mon alambic entartré. « Pour l’addition, on verra plus tard », ajoute-t-elle énigmatique, en ramassant quelque plat qui traîne.
Mais, c’est étrange, le garage est toujours aussi vide. On me fait savoir que le chef est en ville, pour affaire urgente et qu’il n’a pas de transport… C’est alors qu’intervient la matrone, toujours aussi sensible à mon problème. Elle me montre une 2CV, petite sœur jumelle de la mienne, tant par la couleur gris pâle que par le nombre de bosses sur les parechocs. La conductrice qui m’attend me mènera jusqu’à son mari et pourra à l’occasion me servir de relais utile pour lui préciser la nature de la panne, puisqu’elle parle couramment ma langue.
Elle n’a cure des stops ni des feux de croisement. Son principal objectif est de passer coûte que coûte, le plus vite possible. Dieu qui est Yougoslave la protège du côté gauche. Moi qui occupe à sa droite la place du mort, je n’ai qu’à prier saint Expédit, protecteur des routards et des Bohémiens.
Nous faisons aussitôt connaissance. La femme au volant se présente, d’une voix de stentor. Gordana Milijasevic a 40 ans, les cheveux gris, beaucoup de poils au menton, et surtout une force herculéenne : elle me broie allègrement la main dans sa poigne de fer. Son visage est grêlé de taches brunes et de points noirs. Au bout de son nez épaté, elle porte fièrement une excroissance de chair qui tremble en permanence. Elle se couvre le haut de la tête avec un bonnet de coton blanc. La croix au cou, une Vierge de Lourdes en plastique posée sur le tableau de bord me font penser… bon sang mais c’est bien sûr… mon pilote du jour est une religieuse ! Pour l’heure elle conduit une 2CV branlante qu’elle martyrise à coups de volant virils et de brusques changements de direction. Elle n’a cure des stops ni des feux de croisement. Son principal objectif est de passer coûte que coûte, le plus vite possible. Dieu qui est Yougoslave la protège du côté gauche. Moi qui occupe à sa droite la place du mort, je n’ai qu’à prier saint Expédit, protecteur des routards et des Bohémiens.
« Je dois vous avouer une chose, me dit-elle après un long silence… mon frère est malade…
– Quoi ? Le garagiste ?
– Non. Lui, c’est mon autre frère. Nous allons ensemble à l’hôpital lui porter des vêtements de rechange. Nous y sommes. Attendez-moi là, je reviens tout de suite. »
Quand elle s’extirpe de son tas de ferraille, la surprise est de taille : elle déplie péniblement un corps gigantesque de basketteuse hermaphrodite, aux bras interminables, armés de mains de tractopelle. Au pas de charge, elle disparaît dans la foule et me laisse seul au milieu des automobiles. Elle n’a même pas pris la peine de garer son véhicule au bord du trottoir. Gordana revient avec son frère, petit homme maigre au regard de fouine. Elle a bien deux têtes de plus que lui. Il porte une valise qu’il dépose sur le siège arrière. La voiture arrive devant un bâtiment sombre dont la façade est criblée d’impacts de balles. Je cherche vainement la présence d’ambulances, de blouses blanches, de brancardiers en service. Architecture étrange pour un hôpital. Gordana devance ma question :
« Ne vous inquiétez pas… Notre frère se trouve à l’hôpital pénitentiaire… Il sortira bientôt. Il ne lui reste que quatre ans à passer derrière les barreaux… À tout à l’heure… »
Alors là ! Dans quel traquenard suis-je tombé ? Je viens ici pour faire réparer ma 2CV mais ne fais que manger, boire, subir les avances d’une fille peu farouche, visiter la ville et ses prisons ! Il est 16 heures. Ma voiture est en panne depuis midi et mon garagiste réconforte un frangin incarcéré ! Un jour peut-être, il auscultera mon moteur.
Au bout d’une longue demi-heure, Gordana, la Petite Sœur des Pauvres et son grand frère, sortent du parloir en haussant le ton. Ils affichent une mine contrariée et semblent se renvoyer des reproches à la figure. La tension est vive dans la première partie du trajet, puis peu à peu, le sens des affaires reprend le dessus. Dans les derniers kilomètres, ils se montrent enfin prêts à écouter mes analyses concernant mon carburateur diabétique. Malgré le bruit infernal des accélérations foudroyantes du pilote, la traduction simultanée semble efficace car le garagiste ne cesse de répéter :
« Karamela u karburator… », puis hoche la tête en ajoutant : « Veoma komplikovano…Veoma skupo… ». Ce qui ne peut vouloir dire que « Très compliqué, donc très cher, donc, voiture, pas avant demain. » Il est 17 heures. Branko, mon nouvel ami mécanicien, soulève le capot de la Deudoche. Rien n’a changé depuis ce matin : électroencéphalogramme plat. Le chef d’atelier constate que le niveau d’huile est apparent, que toutes les pièces baignent dans un liquide noirâtre, depuis les pistons jusqu’aux durites, en passant par les bougies, et que le moteur présente la caractéristique rare de sentir le caramel brûlé. Nous sommes sur la même longueur d’ondes au moins sur un point : il faut se mettre au travail. Reste à savoir quand mon véhicule sera prêt.
La patronne me suggère alors de dormir sur place ; le restaurant « fait » aussi hôtel. Justement, une chambre vient de se libérer. Comme je suis Français et bon client, elle envisage un effort commercial.
Elle se propose de me faire visiter les suites. Je lui emboîte donc le pas jusqu’au premier étage. Les chambres ne portent pas de numéros mais des noms serbes. Je n’ai qu’à choisir entre « Tishina », « Spokoj », « Mir », « Ljuba » et « Pijanstvo ».
Comme je ne comprends le serbe que sous la menace des gardiens de prison, j’opte pour la première venue, la « Tishina ». L’intérieur est sobre, quasi minimaliste même, plaqué de papiers peints vert-de-grisés. Pas de douche ni de toilettes mais un lavabo massif et un bidet imposant pour fessier monumental.
Le jardin s’anime au son des guitares et des clarinettes tandis que je m’endors, touché par la fatigue du jour, le vin serbe et la cuisine à l’huile d’olives. Devant mes yeux à demi fermés passent des farandoles d’un autre siècle, des pots de bière et des sourires.
Au-dessus du lit, un immense portrait du maréchal Tito, assis sur un cheval m’aidera, j’en suis sûr, à dormir du sommeil du Juste.
21 heures. Le jardin s’anime au son des guitares et des clarinettes tandis que je m’endors, touché par la fatigue du jour, le vin serbe et la cuisine à l’huile d’olives. Devant mes yeux à demi fermés passent des farandoles d’un autre siècle, des pots de bière et des sourires. Une chose m’intrigue : j’ai beau compter et recompter mon argent yougoslave, je ne trouve que trois billets de 10 dinars dans ma poche. J’en avais pourtant plusieurs centaines ce matin, au départ de Nish ! Les aurais-je perdus en poussant la voiture ? Oubliés dans la 2CV de la religieuse ? Égarés dans ma chambre ? Déposés par mégarde pendant le déjeuner sur la table ? La serveuse blonde de ce midi est toujours dans les parages mais semble éviter mon regard. Pitoyable légèreté de l’être. Cruelle insouciance des femmes volages.
Parfois des applaudissements nourris me réveillent. Je dresse l’oreille au son plaintif d’une trompette, puis sursaute au moindre éclat de rire. Des lampions se balancent au-dessus des têtes. La table vacille et tangue. Les premiers couche-tard envahissent les pelouses ou se glissent sous les tonnelles. Moi, je vais plutôt me glisser dans mon lit. La matrone surgit alors de nulle part, presse sa poitrine contre mon embarras, tente de me retenir en me soufflant au visage une haleine imprégnée de whisky, de tabac et de ragoût de mouton :
« Comment ? Vous partez déjà ? Nous faisons aussi discothèque…
– Merci, je ne sais pas danser.
– Pas grave, on peut vous envoyer, comment dire… de la compagnie…
– Merci, Madame, mais j’ai déjà de la compagnie… mon oreiller.
– Vous, vous êtes un couche-tôt. Comme mon mari ! »
Mon sommeil est agité, peuplé de bonnes sœurs armées de couteaux, de voisins tapageurs à la mine patibulaire, de furies moustachues qui veulent m’étrangler. Tantôt on tambourine contre le mur, tantôt un râle épais déchire la nuit. Le bal musette bat son plein.
Quelqu’un appelle dans le couloir. On frappe à ma porte. Des coups insistants. Je me réveille. La tête est lourde. Une voix de femme qui implore. Surtout ne pas ouvrir. Tout doucement je ferme le verrou… Puis retourne jusqu’à mon lit.
Soudain, un choc sur le plancher. Un corps tombe. Des pas précipités. Puis une cavalcade. Un meurtre ? Par la porte entrebâillée je vois… je vois un corps de femme allongé sur le sol. Un policier examine ses papiers d’identité… tandis qu’un autre lui passe les menottes. Un caporal se retourne, me fait les gros yeux. Il m’ordonne de rentrer chez moi. Et de fermer à double tour. Curieux garage, tout de même !
Le soleil est déjà levé depuis longtemps quand j’ouvre un œil. Dans le quartier tout le monde dort sauf deux ou trois coqs qui se querellent pour un grain de blé ou un ver de terre. Sous une tonnelle un homme ronfle, la tête posée sur un accordéon. Dans la cuisine l’ambiance est similaire. Un marmiton taciturne me prépare un café de mauvaise grâce.
L’addition me donne l’occasion d’inventer un proverbe : cuisine épicée, note salée ! Aucune des prestations n’a été oubliée.
Vers midi ma voiture est prête. C’est l’heure de payer, avant de partir. On me tend la facture. Le garage-restaurant-discothèque-hôtel borgne a rassemblé la totalité de son personnel masculin, une jolie brochette de gros bras, prêts à en découdre en cas de contestation. L’addition me donne l’occasion d’inventer un proverbe : cuisine épicée, note salée ! Aucune des prestations n’a été oubliée : nettoyage-grattage-lustrage du carburateur, réglage des phares, remplacement des culbuteurs, des bougies, déjeuner, orchestre tzigane, dîner, discothèque, orchestre croate, taxe de séjour, service… En recomptant les billets, le linguiste qui sommeille en moi se réveille car une question me tarabuste :
« J’ai dormi dans la chambre TISHINA , qu’est-ce que ça veut dire ?
– Ça veut dire “ Silence ”…
– Silence ? Avec tout ce que j’ai entendu cette nuit ? » Toute l’équipe part alors d’un formidable éclat de rire libérateur. On se tape sur les cuisses. On est plié en deux. On n’en peut plus. Pendant ce temps, je pose un à un les billets sur le comptoir et me demande dans quel garage je vais dormir cette nuit.
Le carnet de voyage Algarade à Belgrade a été publié dans la revue de voyage Bouts du monde Numéro 11