Russie Bouts du monde 17
Carnet de voyage - Russie

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Guillaume Chauvin a vu la Sibérie à travers la vitre d’un bus sale où les passagers, silencieusement entassés, expirent de la buée. Vivre la Sibérie sans être Sibérien, c’est plonger vivant dans un roman de Dostoïevski, le tumulte des Toyotas en plus. Impossible d’avoir ici une existence normale, tant le pays aime conjuguer l’absurde.

– EXTRAIT –

1 septembre. Escale à Moscou. Une journée. Puis l’avion est en panne. On va donc s’écraser en retard, sans même mourir à l’heure. Après plusieurs heures, on est évacué de l’avion qui a rendu l’âme, par un bus trop petit qui va se garer quelques mètres plus loin et ne bouge plus non plus. Qui d’autre ensuite va tomber en panne ? Le chauffeur ? Le sol ? Au bout d’un moment où rien ne s’est passé, tout le monde étouffe et s’énerve. Une femme avec enfant demande à l’autre bout du bus ce que fait le chauffeur. Une voix de l’autre bout lui répond en un mot qu’il est parti. On ouvre alors les portes à coups de pied. Puis on attend jusqu’au lendemain.

Finalement l’avion d’Oural Airlines se pose à Irkoutsk, le plus doux atterrissage que j’ai jamais connu, sans même sentir le choc des roues contre la piste. On y croise les appareils d’Yakoutia Airlines dont l’empenne est une aurore boréale. Accueillis à l’aéroport par Olga, Sibérienne de notre âge, au sourire et aux courbes remarquables.

Un dimanche aux bords du Baïkal. Sur les berges du lac Bleu, un gros Russe typé asiate et albinos de surcroît, s’est vêtu tout en jean et d’un chapeau cowboy vert. Il mange une pastèque rouge. L’herbe aussi est très verte. Puis, loin devant lui sur le lac, un zodiac rouge marqué CCCP passe lentement.

À côté d’un stand à brochettes qui grillent dans une fumée violente, une femme est assise. Installée dans cette fumée de viande aveuglante, elle fume une cigarette… Une camarade bouriate me fait écouter de sa musique au casque, c’est du rap américain, face au lac sans horizon. Pendant que tout ici pue l’essence, un enfant lâche son ballon rouge sur le ciel gris.

Il se vend beaucoup de ce poisson endémique dans les baraques au bord du lac : l’Omoul ; sec ou servi chaud, il se mange comme un hot dog : dans le même sens, de haut en bas. Le reste aux mouettes. Il est temps de partir. De retour dans cette Russie d’aujourd’hui, je la trouve un peu comme un tableau de Bilibine vu à travers la vitre sale d’un bus. Un bus qui roule et où les passagers entassés boivent de la bière debout.

De retour à notre logement, on réalise qu’il est coincé entre des immeubles au pied desquels il y a un tas d’objets que des gens brûlent parfois, et une centrale électrique un peu bruyante ; genre décor de « L’inspecteur Derrick » abîmé par quelques semaines de guerre civile… Aux infos de la TV, un festival de tango où l’un des deux partenaires est en fauteuil roulant. Puis un reportage sur une compétition sportive rurale où tous les accessoires sont très gros : un très gros ballon, de très grosses raquettes, de grosses échasses… manipulés par des sportifs « normaux ». Douches et chiottes collectives. Lessive à la main quand il y a de l’eau chaude. Au marché, j’ai acheté une lampe de bureau. Après trois minutes d’utilisation, elle a pris feu. La neige et le froid bientôt effaceront tout ça. Je recommence la boxe après-demain. L’entraîneur n’a que des dents en or.

2 septembre. Dans le bus de ville et hors de lui, les inscriptions sont très souvent en coréen (car rachetés là-bas en fin de vie, mais pas russisés).

On n’y trouve ainsi ni plans ni schémas d’Irkoutsk, seulement Séoul et autres. Ces informations sont agrémentées selon l’inspiration du  chauffeur par des rideaux courts aux épaisseurs différentes. Le dernier bus était ainsi plongé dans une obscurité bleue nous poussant à compter les arrêts pour les identifier… Les voitures ont quant à elles le volant à droite, car originaires du Japon. Il existe d’ailleurs des convois terrestres destinés à cet acheminement, depuis Vladivostok jusqu’au reste de la Russie.

Assistons à un cours de littérature ; le mythe y est en question, mais la plupart des élèves dorment. Certaines d’entre elles, se servant mutuellement de coussins, se redressent quand leur portable sonne, la bave aux lèvres rouges. Puis, comme la chaleur pousse à ouvrir la fenêtre du fond, l’élève au premier rang fait passer une poignée de fenêtre utile au dernier rang.

Stade Dynamo : footing sur les bords de l’Angara et attente pour le premier entraînement de boxe. Les couloirs sentent l’alcool d’hôpital. Aux murs, des portraits d’enfants suant ou de jeunes en jogging et en armes. On me fait ensuite travailler contre ce qui remplace le sac de frappe : une épaisse plaque de plastique roulée et pendue avec une chaîne à un ex-rail. Il y a aussi un atelier où il faut cogner une masse sur un demi-pneu de tracteur, avant de soulever autant de fois que possible et en sautant un haltère soudé maison… Puis enfin, la douche orange sur les mains noires des gants déteints. Elles tremblent quand j’essaie de manger une glace pastèque ou boire la limonade achetée à un marchand de pierres tombales. Tout s’achève avec une lessive à la main devant la pub TV d’un petit chat qui semble mieux manger que nous… Belle journée !

(…)

Carnet de voyage de Guillaume Chauvin à découvrir dans Numéro 17

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