Constantin de Slizewicz - Cliotard & Guibaut - Bouts du monde
Carnet de voyage - Chine

Les horizons perdus des caravanes d’antan

Sur les marches tibétaines entre les provinces du Yunnan et du Sichuan, Constantin de Slizewicz, accompagné du photographe Thomas Goisque, conduit une caravane traditionnelle de chevaux et de mules qui progresse par monts et par vallées à la recherche du mythe de Shangri-la. Entre missions catholiques oubliées, montagnes sacrées inviolées et pays peuplé de brigands gentilshommes, un voyage nostalgique vers ces horizons perdus en suivant les traces des géographes français André Guibaut et l’infortuné Louis Liotard.

EXTRAIT :

10 septembre 1940 : « Je venais de voir Liotard pour la dernière fois… Depuis les derniers mots de Liotard, je n’ai pas entendu une voix humaine. Même au moment où l’attaque a commencé, nos adversaires n’ont pas poussé un cri. Ils tirent sans mot dire, sans un hurlement pour exprimer leur haine ou leur frénésie, armant et déchargeant leurs fusils avec une application d’ouvriers consciencieux… »C’est la fin de la deuxième expédition Guibaut-Lioard. Partie de Kangding à l’Ouest du Sichuan en Chine, elle souhaitait rejoindre la montagne Amnyé Machen en traversant entièrement le pays golok. Le voyage s’arrête ici pour les aventuriers géographes français. Leurs meurtriers sont les fameux bandits de l’Amnyé Machen, les Goloks ou « Têtes retournées »; ils sont réputés être l’une des peuplades les plus belliqueuses du Tibet, de la Chine et même peut-être de l’Asie. Depuis toujours, ils ont cet appétit inassouvi à vouloir dérober et tuer. Les sociétés de géographie européennes gardent la mémoire de quelques explorateurs audacieux comme Dutreuil de Rhins, qui en 1894, est parti sans retour tracer les cartes de ces parties du globe. Ces territoires, restés taches blanches, véritables terra incognita, viendront nourrir en Occident le mythe tenace d’un royaume perdu au milieu des montagnes tibétaines.

Suivant plein nord l’aiguille de ma boussole, nous franchissons ce col à 4276 mètres d’altitude, véritable porte qui nous fait basculer vers ce monde si espéré

En 1999, lors de mon premier passage à Shangri-la, anciennement Zhongdian, un ami m’avait parlé de ce territoire caché là-haut, en allant vers les vallées entre Muli et Litang; un pays perdu situé dans le Kham tibétain, dans la province du Sichuan. Là-bas me disait-il, les rivières laissent couler de l’or, où nature est synonyme de sauvagerie piquetée de montagnes aux cimes hiératiques, où les hommes fidèles à leurs traditions vivent détachés du monde. Tel un trésor enfoui, je laissais planer ce rêve de découverte. Vingt années plus tard, je suis accompagné d’une solide caravane composée de douze mules et trois chevaux, se répartissant sur leurs bâts une charge avoisinant 900 kilos. Suivant plein nord l’aiguille de ma boussole, nous franchissons ce col à 4276 mètres d’altitude, véritable porte qui nous fait basculer vers ce monde si espéré. Mes équipiers Guillaume et Loson sont en tête, la caravane les suit dans la neige gelée, d’un pas quasi religieux. Face à eux, le sentier se faufile sur un plateau parsemé de blocs rocheux, avec en fond, la vue soudaine du trident de Kongaling et ses trois montagnes sacrées frôlant les six mille mètres aux noms si singuliers et imprononçables de Chanadordje, Chenresig et surtout le Jampelyang, dominant au premier plan. Pyramide aussi effrayante que fascinante, écrasante beauté, reine des Cervin. Cette apparition me projette genoux à terre, tel un dévot tibétain, je la contemple en pleurant tout en me prosternant. Cette montagne déesse culminant à 5 958 mètres n’est pas sans rappeler le mont Karakal, la « Lune Bleue, la plus belle montagne du monde » décrite dans Les Horizons Perdusde James Hilton, le roman fondateur du mythe de Shangri-la. (…)

Nostalgique, il faut se résigner que ce Tibet d’antan soit bel et bien un horizon perdu, que nous cherchons aujourd’hui à entrevoir grâce à la magie intemporelle de notre caravane. Loin des enfers et proche des dieux, notre marche dans le ciel se trouve entre la province du Yunnan et celle du Sichuan. Presque deux cents kilomètres parcourus en trois semaines, où la distance quotidienne se calcule en dénivelés positifs. Véritables chemins noirs oubliés des tracés topographiques, la piste quasi disparue, inconnue des jeunes locaux qui nous accompagnent, est parsemée par les ruines d’anciennes cabanes d’alpage. Nous traversons des décors ressemblant aux dessins de Nicolas Roerich, peintre d’origine russe, qui en 1923 et durant cinq années a arpenté cette Asie extrême entre l’Himalaya et l’Altay, du Gobbi au Cachemire, le grand Tibet…
Carnet de voyage de Constantin de Slizewicz avec des photos de Thomas Goisque à découvrir dans Bouts du monde 47

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