
Voyage sur les terres des mes aïeuls
– EXTRAIT –
Octobre 2022. Canaules. La Corniche des Cévennes, le chemin entre la maison et la maison, entre mon chez-moi d’adulte en Auvergne et mon chez-moi d’enfant dans le Gard ; mille fois j’y passe et mille fois je pense à eux, mes aïeux. Ils sont nés et ont vécu leur jeunesse de part et d’autre de cette route suspendue sur les contreforts de l’Aigoual. Vallée de l’Hérault, vallée Borgne, vallée Française. Puis la vie les a emmenés vers la plaine comme on descendrait le cours du Gardon…
Avant de s’engager sur cette route qui file entre les châtaigniers, nous faisons, comme souvent, une pause juste après le Pompidou, à l’endroit où l’on peut surplomber la vallée Française et voir au loin les montagnes bleues. Mes garçons adorent sauter entre les cailloux abrupts de cette langue de montagne aux airs de promontoire. Les couleurs de l’automne rendent, cette fois-ci, la pause particulièrement douce. S’il n’y avait pas encore une heure de route et de terribles lacets à affronter, je resterais bien un peu plus, assise au bout du rocher, le nez au vent, à contempler jusqu’à en avoir mal aux yeux. C’est le début des vacances de Toussaint, nous roulons vers le Gard. J’ai acheté un carnet avec un grain auquel je ne suis pas trop habituée. Le format aussi est nouveau. J’ai fait une liste des endroits et des souvenirs. C’est le début de l’aventure.
Émile avait acheté un âne : cinq francs, la petite charrette comprise. Une bonne affaire ! Ce que le vendeur avait omis de préciser, c’est que l’âne, ayant appartenu au facteur, s’arrêtait obstinément devant la porte de chaque maison…
Le lendemain, il pleut, il fait gris. Ce n’est absolument pas un temps pour peindre ou relever un croquis. Tant pis, nous allons à Canaules. Le plus petit de mes garçons est du voyage. Etonnamment, je ne suis jamais venue ici alors que j’ai grandi tout près. Germaine et Émile s’y sont installés en 1937 comme vignerons métayers dans une petite ferme du village. Mon père nous emmène dans la rue où il est né, une camionnette bleue est garée devant ce qui a été sa première maison. Seule trace de vie dans cette après-midi humide. En face de la petite maison, une ruelle conduit dans la cour de la ferme qui était celle de ses grands-parents, Émile et Germaine. La maison au fond à gauche, la grange, la remise sont toujours là ; le bâtiment à droite où Émile faisait le vin a été démoli. J’essaye d’imaginer. Mon père nous indique où se trouvait le petit balcon avant qu’il ne soit démonté en même temps que l’escalier qui conduisait à la maison. Pas de chichi, on entrait directement dans la cuisine, à gauche la chambre d’Émile et Germaine, au-dessus de grands greniers fermés, sous l’escalier l’abreuvoir du cheval. A ce stade, pas simple de prendre carnet et crayon : d’un côté des souvenirs vieux de soixante ans, et de l’autre, l’impatience d’un bonhomme de 4 ans.
Mon père est touché par la transformation des lieux, des passages, de tout ce à quoi Émile apportait tant de soin. Les pierres des vieilles maisons tiennent bon et les crépis ont toujours cet air d’ici, mais c’est vrai que l’œil doit trier. Il doit se faire un chemin entre les herbes folles et les objets entreposés. Je me dis que, des lieux où l’on a grandi, seuls les souvenirs nous appartiennent vraiment.
Mon père nous raconte qu’à leur arrivée à Canaules, Émile avait acheté un âne : cinq francs, la petite charrette comprise. Une bonne affaire ! Ce que le vendeur avait omis de préciser, c’est que l’âne, ayant appartenu au facteur, s’arrêtait obstinément devant la porte de chaque maison… Dans les souvenirs de mon père, il y a aussi les bonbons qu’Hortense, la mère de Germaine, lui achetait au petit Casino du village et qu’elle cachait dans les poches de son tablier. En remontant la rue pour aller voir, nous passons devant le chemin qui conduisait au presbytère. Une jolie maison fait l’angle, avec ses façades ocre bordées de blanc.
J’ai ouvert grand mes yeux et ma mémoire mais je n’ai rien dessiné sur place pour cette première étape. Je me dis que c’est pour repérer, qu’il n’y a pas assez de temps et que le temps n’est pas assez beau. A la maison, j’écris, au kilomètre, sur mon petit cahier orange. Et je dessine d’après mes photos. Ce n’est pas si mal, ça me donne confiance : la peur de gâcher le beau carnet aux grandes pages s’éloigne. Pourtant ce n’est pas l’idéal car je veux saisir l’instant ; il faut que je trouve le moyen de dessiner plus vite.
Fin du court séjour. Pour le retour vers l’Auvergne, je propose de passer par la vallée Française. Pour m’imprégner. Je songe que ce carnet ne sera pas celui d’un parcours linéaire. Je le construirai par touches, sans doute en plusieurs saisons. De virage en virage, la puissance des montagnes se révèle d’autant plus que le ciel se charge. « Ça marque mal », « ça se mascare », comme on dit par ici. Je pense à la rudesse qu’il faut apprivoiser pour établir sa vie entre ces rochers. Les moyens modernes aident, c’est certain, mais la route reste étroite, la montagne continue d’y refouler sa violence et sa caillasse quand cela lui chante, sans oublier les filets d’eau qui se transforment en torrents en un clin d’œil. Malgré la beauté des paysages, tous ces nuages gris bleu rappellent qu’ici les hommes ne vivent pas dans une carte postale. Compter les tournants pour garder l’estomac à l’endroit. La montagne n’apprécie pas qu’on la « passe » à toute vitesse. Peut-être même qu’elle n’aime pas le voyageur motorisé. Elle le rend malade pour l’obliger à s’arrêter et à la respirer.
Carnet de voyage de Chloé Ma-Jy à découvrir dans Numéro 62
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