Ce monde n’est pas sérieux – Carnet de voyage

Florian et Vincent sont partis de Chine pour rejoindre l’Europe à pied. Après les déserts du Turkestan Chinois et les plateaux du Pamir, ils ont découvert les joies de l’administration post-soviétique. Echappant de justesse à un mafieux russe après une arnaque au visa, ils parviennent enfin à fuir l’Ouzbékistan pour se réfugier au Turkmènistan. Pas vraiment la meilleure idée qu’ils aient eût.

3 novembre, Achkabad. Nous sommes à peine sortis de l’avion qu’un petit homme à lunettes me tape sur l’épaule. « Vous allez avoir du mal à trouver un hôtel ici, surtout à cette heure tardive… Vous voulez dormir chez nous ? ». Yohan et sa femme, Iana, une jeune Tchèque blonde aux yeux d’un bleu transparent, nous invitent à monter dans la Mercedes noire que leur chauffeur gare à la sortie de l’aéroport. La voiture file dans les rues désertes de la ville froide et muette et s’arrête devant une tour de marbre blanc haute d’une quarantaine de mètres. 

Le couple habite au dernier étage, dans un grand appartement haut de plafond où même le vide doit coûter une fortune. Yohan dirige le service administratif de la société Vinci construction qui bâtit le premier cinéma du pays. « Je sais pas encore si cela va servir à quelque chose, le président n’a pas encore autorisé la diffusion de films en public… En attendant les Turkmènes ont tout de même la télé, vous voulez voir ? Franchement, ça vaut le détour… » Il pointe la télécommande vers l’écran en jetant des petits coups d’œil suspicieux aux quatre coins du plafond. « Il y a pas beaucoup de chaînes… » L’écran nous montre un monde de jeunes hommes en costume bleu foncé, coiffés du chapeau traditionnel turkmène, une petite galette de tissu noir et blanc posée sur le haut du crâne, travaillant dans des entreprises parfaites où pas le moindre outil ne traîne.

Iana interrompt les réjouissances pour dresser le couvert : elle a préparé un filet de julienne mariné à l’ail et au citron. Elle pose aussi sur la table un alcool blanc de son pays natal, qui délie un peu la langue de son mari. Il cesse d’inspecter le plafond. « On sait jamais quoi croire ici… Certaines personnes disent qu’ils foutent des micros dans les appartements… mais… Il faut pas tomber dans la parano non plus… les gens sont gentils, s’ils ne parlent pas aux étrangers dans la rue c’est pour éviter d’avoir des problèmes avec la police… »

4 novembre Achkabad. Après la chute de l’Union soviétique, un cadre prometteur du parti a été promu président du Turkménistan. Il s’est rapidement révélé complètement mégalomane. Le « Turkmenbachy », père de tous les Turkmènes, a érigé des statues d’or à son effigie partout à travers la capitale, renommé les villes et les mois de l’année, dont le mois d’avril qui porte désormais le nom de sa mère, déporté des milliers d’opposants, et écrit « le Ruhnama », la bible des Turkmènes dont la lecture, d’après lui, ouvre directement les portes du paradis.

Depuis sa mort, en 2006, Berdymohammedov, qui lui ressemble étrangement, a pris sa place et continue l’œuvre de son prédécesseur. Les statues d’or se contentent de changer de visage et pas un seul bâtiment ne s’élève sans être couvert de plaques de marbre. Bouygues, notre fleuron national, en construit une grande partie. La firme française, qui possède entre autres la principale chaîne de télévision de notre beau pays, s’est même fendue d’une interview de Niasov d’une écœurante complaisance dans les locaux de TF1, réalisée par sa direction et la crème du journalisme indépendant, qui ne sera bien sûr jamais diffusée où que ce soit en dehors du Turkménistan. 

Ils se sont toujours cachés dans les buissons des places pour fumer une cigarette parce que c’est interdit, ils ont toujours laissé la gazinière allumée parce que le gaz est encore la seule chose qui soit gratuite et que les allumettes coûtent cher, ils ont toujours crevé de faim au milieu de ce rêve de marbre.

Une ville en marbre, des statues du président avec une cape flottant dans le vent, des places kitschissimes éclairées de néons verts et roses et pourquoi pas un dalmatien en plâtre de 60 mètres de haut, tout est possible. Les grands groupes sont prêts à construire n’importe quoi. Le mauvais goût poussé jusqu’à l’absurde au milieu des monuments à la gloire nationale : une statue du président bébé monté sur un taureau, une autre de sa mère en sainte vierge, mais surtout l’immonde trois pieds, socle de 75 mètres de haut où tourne la légendaire statue d’or de 12 mètres supplémentaires à l’effigie de Niasov qui garde éternellement la face vers le soleil.

Dément. Pourtant, les quelques habitants qui ont réussi à conserver un logement dans la ville y vivent comme si tout était normal. Tout est d’ailleurs parfaitement normal puisque la population n’a jamais rien connu d’autre. Ils se sont toujours cachés dans les buissons des places pour fumer une cigarette parce que c’est interdit, ils ont toujours laissé la gazinière allumée parce que le gaz est encore la seule chose qui soit gratuite et que les allumettes coûtent cher, ils ont toujours crevé de faim au milieu de ce rêve de marbre. C’est… normal. Il y a des degrés dans l’horreur, mais qu’on vive dans une soi-disant démocratie où l’on envoie voter le peuple pour lui refourguer le candidat soigneusement préparé par les médias ou qu’un fou prenne le pouvoir légèrement pistonné par la grande puissance d’à côté, les règles sont sensiblement les mêmes : les puissants mangent sur la tête des faibles. Alors finalement, au Turkménistan comme ailleurs, on vit. Et on ferme sa gueule. 

5 novembre Achkhabad. La route vers l’Iran traverse le quartier Berzengi où Niasov a donné le meilleur de lui-même : une longue avenue d’hôtels internationaux majestueux, posés sur des colonnades d’une dizaine de mètres de haut, chapeautés de coupoles dorées et bien entendu entièrement couverts de marbre. Et entièrement vides. Une règle élémentaire lui avait sans doute échappé : pour attirer les touristes, il faut déjà leur autoriser l’entrée du pays. Après les hôtels vides, c’est le monument de l’indépendance qui obstrue le ciel. Une tour phallique de 118 mètres, toute de marbre et d’or, gardée par une statue du président cape au vent accompagné d’un aigle à cinq têtes, en or elle aussi. Petit côté Harry Poter. Nous continuons à longer la rue déserte, jusqu’à un livre rose et vert d’une dizaine de mètres de haut, en métal et granit, comme tombé du ciel : le monument dédié au Ruhnama. Il est contrôlé à distance et s’ouvre à intervalles réguliers sur des citations du président.

Plus loin, un dernier palais de marbre orné de coupoles dorées digne d’un sultan mongolien marque la sortie de la ville. Derrière, plus rien, quelques terrains vagues en chantier, des chemins de terre et un ruban d’asphalte qui s’en va vers le poste frontière. Nous nous retournons une dernière fois pour admirer la ville. « Je vais prendre une photo, ils vont quand même pas nous emmerder pour une petite photo ! » Flo pose son sac, cherche discrètement son appareil, le sort, fait une rapide mise au point, bloque ses coudes sur son torse et… Un policier en civil surgit d’un buisson, lui saute dessus et lui arrache l’engin des mains. L’interdiction de photographier Achkhabad est rassurante d’une certaine façon, Niasov, au fond de sa folie, devait avoir une vague conscience de l’immensité de sa connerie.

La ville se désagrège, la route s’enfonce dans une terre sèche qui se transforme rapidement en désert : de l’activité humaine il ne reste bientôt plus que les misérables cabanes d’un peuple condamné à observer les délires de son président, gratter le sol et prier le ciel de parvenir à nourrir ses enfants. La chaîne brune du Kopet-Dag nous barre la route, la frontière est au sommet. 

Le carnet de voyage de Vincent Robin et Florian Molenda et a été publié dans le magazine de voyage Bouts du monde Numéro 19