Vincent Robin et son copain Flo ont-ils été piégés par leur rêve ? L’idée de regagner l’Europe, depuis Pékin, en traversant l’Asie centrale à pied, ressemble à ces défis que l’on se lance sans trop réfléchir. Et bien vite, il est trop tard pour reculer : pas question de perdre la face dans l’Empire du Milieu. Les deux aventuriers manqueront d’eau au Xinjiang, au Kirghizstan ou dans le Pamir. Nous rejoignons les deux compagnons alors qu’ils s’apprêtent à franchir, après sept semaines de marche, la frontière entre le Tadjikistan et l’Ouzbékistan. De quoi étancher sa soif. Le pays, où la vodka coule à flot, semble ivre mort un soir sur deux. Trop hospitalier pour rester sobre.
16 septembre, près du lac Iskander. D’après les habitants, il reste encore une petite quinzaine de kilomètres avant le lac. Il est bientôt cinq heures, nous n’y arriverons pas aujourd’hui. Il pleut de plus en plus fort, nous serons bientôt trempés jusqu’aux os, la terre sera bientôt trop molle pour qu’on y plante la tente. D’un accord tacite, nous décidons qu’il est urgent d’attendre une solution.
Un grand mastodonte d’une cinquantaine d’années s’arrête devant nous et nous dévisage avec curiosité.
« At kouda ? entame l’homme en se balançant d’une jambe sur l’autre.
– Fransus… » répond-on machinalement.
Il nous parle au nez avec une haleine chargée de vodka, baragouine deux ou trois phrases au sens obscur que nous avons du mal à décrypter mais il semble nous proposer quelque chose. Comme cette rencontre, à défaut d’être rassurante, semble au moins providentielle et qu’il est toujours délicat de contrarier un homme de deux mètres et une centaine de kilos quand il a bu, nous acceptons de le suivre.
L’homme se nomme Farulo et effectivement, il est saoul comme un cochon. La gapette de cuir vissée sur la tête jusqu’à ses grands yeux bleu pâle illuminant son teint terreux, notre Golem avance en soliloquant, s’arrêtant régulièrement pour nous expliquer un mot en russe avec ses grosses mains calleuses de paysan. Apparemment il ne sent ni le froid, ni la pluie qui tombe de plus en plus fort. La route est plus longue que nous ne le pensions : il faut d’abord sortir du village, grimper un petit chemin glissant, franchir un pont de singe, traverser un bois pour finalement arriver jusqu’à son hameau. Le colosse est une célébrité locale. À son approche, les femmes se cachent le nez dans leur voile, les hommes caressent leur moustache, tous acquiescent à ses questions en regardant le sol, personne ne dit mot mais la phrase est dans toutes les têtes : Farulo en tient encore une bonne.
Nous arrivons finalement chez lui, escortés par une flopée de gamins curieux avec qui il a un lien de parenté plus ou moins proche. Fils, neveu, fils de neveu, neveu du fils… Farulo nous installe dans une petite pièce sans fenêtre, trop basse de plafond pour qu’on s’y tienne debout et les murs couverts de tentures représentant des scènes de chasse. Il ordonne à sa femme de nous servir le thé ainsi que la collation qui va avec. Elle s’exécute, lui s’installe avec nous, montre la guitare du doigt puis secoue les mains au-dessus des épaules et hurle : « Muzica ! ». Le marché de l’ogre est honnête : ce soir, nous serons nourris, nous dormirons au sec et nous offrirons en retour de la musique ainsi que la bouteille de vodka que nous avions cachée dans notre musette.
17 septembre, lac Iskander. Notre petit concert sera bientôt rôdé. Farulo a eu l’air d’apprécier. Il tapait le rythme avec les énormes battoirs qui lui servent de mains en poussant de gutturaux « Oï ! Oï ! Davaï ! ». Une fois notre vodka terminée, en bon poivrot, il a sorti une nouvelle bouteille de derrière les fagots et nous a expliqué qu’il se rendait lui aussi au lac Iskander le lendemain pour une sombre histoire de patates. C’est en tout cas le seul mot que je suis sûr d’avoir compris dans son explication.
À six heures tapantes, il tambourine à la porte de notre chambre : « Davaï, davaï ! Idiom ! ». Sur la terrasse de béton couverte d’un auvent de vigne, il nous tend une cruche en fer blanc pour notre toilette, charge son âne de deux gros sacs en toile de jute, cueille trois fruits dans son verger et nous nous mettons en route, Flo, Farulo, l’âne et moi.
Le lac Iskander était très apprécié du temps des Soviétiques. Ils y ont construit un camp de vacances constitué d’une cinquantaine de bungalows au milieu d’un petit sous-bois très aéré, laissés en l’état, comme les usines et le reste du pays, après l’explosion de l’U.R.S.S. Chaque bâtiment dispose de trois chambres équipées chacune de deux lits à ressorts qui raviraient tout tortionnaire consciencieux et d’une armoire qui a visiblement été le témoin d’un affrontement entre soldats de l’Armée Rouge. Les toilettes sont collectives et les douches inexistantes ; pour se laver, il faut utiliser les robinets qui coulent au-dessus d’une mare de boue, dans les allées aux dalles de béton défoncées. Un goulag vacances. Farulo nous laisse prendre nos quartiers pendant qu’il va régler quelques affaires au village à quelques kilomètres d’ici.
Il revient une heure plus tard avec un sourire jusqu’aux oreilles. Il a une surprise : un jeune couple vient fêter son mariage dans la salle polyvalente du camp. Nous sommes invités bien sûr et notre petit tour de chant sera le bienvenu. Les musiciens officiels sont déjà là, ils testent la sono et le synthétiseur pendant qu’une petite dizaine de personnes achève les derniers préparatifs : quelques victuailles sur la table, des pommes, une assiette de salade de tomates et des parts d’un gâteau avec un étrange nappage de sucre jaunâtre. Il y a même quatre bouteilles de vodka et une bouteille de cognac que Farulo regarde avec envie. Il connaît le frère du marié et nous introduit comme deux célèbres musiciens venus d’un pays lointain pour donner quelques récitals dans la région. Nous nous serions bien reposés un peu mais il est désormais presque impossible de quitter les lieux sans qu’on nous demande, l’œil sévère et les bras croisés sur la poitrine, pourquoi nous nous en allons déjà.
La voiture des mariés arrive. L’homme sort, souriant, sous les bravos de ses collègues, la femme est un peu en retrait. Elle garde les yeux fixés sur le sol et la main droite sur la poitrine dans une attitude de recueillement et ne changera pas de position de la fête. Elle n’a pas l’air très contente. Les mariés s’installent en face de la sono et la fête commence. Une danseuse professionnelle qui a été engagée pour l’occasion esquisse quelques pas au milieu des tables, écarte légèrement les bras et commence à faire vibrer ses épaules. Elle vient de sonner l’hallali, les jeunes hommes sautent par-dessus les tables, hululent et se disputent quelques minutes de danse avec la jeune femme. Ils font eux aussi vibrer leurs épaules, les genoux pliés, la tête au niveau de la poitrine de la danseuse. Les autres femmes regardent la scène en tapant dans leurs mains. Pendant que nous essayons de comprendre les rites complexes du mariage tadjik, Farulo a attrapé une bouteille de vodka et nous sert de pleins bols que nous devons vider d’un trait.
18 septembre, Lac Iskander. Il va falloir quitter les lieux. Et assez rapidement. Je ne me souviens pas vraiment comment s’est terminée la fête mais le regard des habitants des autres bungalows ne me dit rien qui vaille. Il y a une flaque de vomi dans la chambre qu’occupe Flo, des trous dans les murs de la mienne, Farulo ronfle encore dans la pièce d’en face, le nez dans une boîte de sardines à moitié vide et la main serrée sur un couteau planté dans la table. « Flo ! Flo ! Réveille-toi, je crois qu’il faut qu’on parte… et vite… ». Flo émerge, se frotte le visage, il grimace en maugréant :
« Espèce d’enculé… et lui aussi, le Farulo… quel gros enculé… il m’a fait chier toute la nuit avec sa vodka… et vas-y que j’te serre dans mes bras, et vas-y que je te resserve un verre… et vas-y que j’ouvre une autre bouteille, merde, j’ai dégueulé partout… mais toi ? T’étais où putain ?
– Je sais pas… je me souviens pas… ».
J’ai un trou noir béant d’une bonne dizaine d’heures, un énorme mal de crâne, je sens la sardine et les gens du coin me regardent comme si j’étais le diable en personne, je pense que c’est largement suffisant pour étayer ma conclusion : il faut qu’on disparaisse, et vite.
Le calme de cette petite capitale a aussi du bon, rien de tel qu’un peu d’ennui pour soigner une bonne gueule de bois.
Nous rendons les clefs à la réception, précisant qu’il y a encore une personne qui dort dans le bungalow sous les désapprobations chuchotées d’un groupe de touristes anglophones que j’ai dû rencontrer la veille. Nous quittons le camp en abandonnant lâchement notre compère. Je m’en veux un peu mais Flo considère que ce n’est que juste revanche ; quoi qu’il en soit, nous sommes d’accord sur un point : il est préférable que nous soyons loin quand le monstre se réveillera.
Le plus sage est encore de tenter de retourner à Douchanbe dès aujourd’hui, en tentant de faire du stop malgré notre drôle de parfum sardine-vodka, de cuver notre vin et d’aviser la suite des événements demain, à tête reposée. Le calme de cette petite capitale a aussi du bon, rien de tel qu’un peu d’ennui pour soigner une bonne gueule de bois. (…)
24 septembre, vers Samarkand. La douane ouzbèke est d’une redoutable efficacité : même les montagnes ne passent pas la frontière. Le dernier relief s’affaisse exactement à la sortie du petit poste quasi désert, pour laisser place à une gigantesque étendue plate d’où jaillissent les tournesols, les patates et les corolles boursouflées des cotonniers, le tout méticuleusement réparti en larges surfaces carrées. Des camions aux remorques pleines de solides ouvrières en robes à fleurs assises au milieu du fruit de leur labeur, balaient une route à l’asphalte impeccable qui s’en va sans détour vers un petit village replet où une cinquantaine de paysans trapus et bien nourris palabrent à l’ombre de saules et de peupliers. Face aux solitudes ascétiques du Pamir, l’Ouzbékistan est une corne d’abondance.
Le contact avec les Ouzbeks est explosif : des poignées de mains à vous broyer les phalanges, de franches bourrades à vous décoller les poumons et de grands éclats de rires gutturaux. Tout sur nous est prétexte à étonnement, de nos chaussures à nos chapeaux. Nous sommes rapidement encerclés par les hommes du village qui nous submergent des habituelles questions : « D’où tu viens ? » ; « Où tu vas ? » ; « Tu es marié ? »…
« Et ça c’est quoi ? ». Ça, messieurs, c’est une guitare. Flo sort son instrument avec précaution sous le regard attentif des molosses soudain sages comme des enfants. Il l’accorde, fait frémir une complainte gitane ; je l’accompagne en miaulant, de plus en plus fort, perchant difficilement les aigus ; il monte en tension lui aussi pour conclure sur trois accords secs. Silence. « Oï ! Oï ! Oï ! ». Rythme saccadé, trépidant, la pompe manouche démarre sur les chapeaux de roue, l’assistance accuse le coup, surprise, ça prend, les cris et les rires repartent de plus belle, ils tapent des mains, se trémoussent, un véritable concert.
Les enfants s’approchent à leur tour puis les femmes à qui on fait signe d’amener les chopines ; en quelques minutes, toute la place est rassemblée autour de notre banc. Nous ne savons plus où donner de la tête, il faut boire les bières qu’on nous offre, fumer les cigarettes qu’on nous tend et tout cela sans arrêter de jouer. Un mastodonte roux s’empare de mon chapeau et entreprend de faire le tour de l’assistance, tapant sévèrement sur l’épaule des badauds jusqu’à ce qu’ils mettent la main à la poche. Nous jouons presque tout ce que nous préparons depuis Khorog mais nous n’avons pas le temps d’aller jusqu’au bout : un homme plus âgé tape dans ses mains et crie quelque chose, le regard noir ; il dresse le plat de la main dans notre direction pour nous faire taire. Le charme est rompu. Les mentons se rentrent, les sourires s’effacent, les bras retombent le long des corps, chacun s’en retourne à sa tâche. La tornade nous abandonne seuls sur la place du village, à moitié ivres, les chapeaux pleins à ras bord de billets, abasourdis. Je sens qu’on va se plaire dans ce pays. (…)
25 septembre, vers Samarcande. Comme notre première rencontre nous le laissait présumer, les Ouzbeks ne ressemblent pas aux Tadjiks, notre hôte d’hier soir nous l’a confirmé. Grosse tête ronde rasée, pommettes rouges, petits yeux en amande, presque bridés, épaules de beauf, panse large et bonnes grosses pognes de laboureur, il avait plus sa place dans une horde mongole qu’à la cour d’un souverain samanide. Le solide gaillard et ses frères, un bon quintal chacun, ont construit la fermette familiale de leurs propres mains, autour de leur champ de patates. Trois générations vivent ici, nous a-t-il expliqué confortablement installé sur la petite estrade garnie de coussins installée au milieu du jardin, la paupière aristocratique taillée en biseau à demi-close, plongeant sa cuillère d’une main souple dans un colossal plat de nouilles aux pommes de terre. Sa femme, aussi généreusement charpentée que lui, s’est assise avec nous et a pointé la guitare d’un doigt boudiné. Oui, c’est une guitare, a soupiré Flo, mais c’est surtout une bonne façon de se dédouaner du gîte et du couvert.
Les cadeaux et les invitations pleuvent tout le long de la route : des grappes de raisin, une galette de pain, une invitation à un mariage par trois types saouls comme des cochons, un thé une centaine de mètres plus loin et une pinte bien fraîche à une terrasse de bord de route. En cinq heures nous avons à peine parcouru 15 kilomètres. Nous n’osons même plus poser nos sacs dans les villages de peur d’être assaillis et préférons donc, par précaution, nous reposer en dehors, à l’ombre des peupliers. Nos sacs ont à peine touché le sol qu’une femme sort en courant d’une petite ferme à une centaine de mètres. Elle se précipite vers nous, pose un ballot de tissu devant nos pieds et s’en retourne aussi vite qu’elle est venue. Nous ouvrons le paquet avec la prudence d’un agent SNCF devant un sac de sport abandonné dans une gare pour y découvrir une théière pleine, deux bols et deux pains tout chauds, le tout enveloppé dans une nappe fleurie. Un piège, bien sûr. Lorsque nous avons bu le thé et mangé les nans, il nous faut rendre la nappe et la théière et, une fois entrés dans l’enceinte de la fermette, il se referme : nous sommes invités à dîner…
Les femmes de la maison préparent le plat national, le plof, un riz cuit à l’huile de coton avec des carottes jaunes, des oignons et des morceaux de mouton qui, d’après ce qu’on dit, a parmi ses vertus, celle de favoriser l’érection. Tout cela est très agréable, mais c’est presque trop. Sans remettre en cause la gentillesse de nos hôtes, je commence à avoir la sensation que nous sommes aussi coincés qu’eux par les rites de cette opulente hospitalité. Et je ne parle même pas de cette étrange habitude d’accompagner l’invité jusqu’au cabanon des toilettes et d’attendre à côté jusqu’à la fin des opérations, ce qui, lorsqu’on est atteint d’une gardiase explosive comme l’est Flo, se révèle passablement gênant. La communication en russe reste difficile malgré les efforts respectifs et nous nous retrouvons bien souvent à regarder nos bienfaiteurs dans le blanc des yeux sans trop savoir que leur dire. Que peut bien leur apporter notre présence qui mérite une telle dépense de nourriture et d’énergie ? De très vagues informations sur notre pays ? La sensation d’être en contact avec l’étranger ? Peut-être que l’hospitalité disparaît chez nous à tel point que nous sommes devenus incapables d’en saisir le sens. Si deux étrangers, en France, s’asseyent devant une ferme dans une campagne un peu reculée, il est plus probable que la maîtresse de maison aille chercher une carabine plutôt que du thé. (…)
26 septembre, Samarcande. Aujourd’hui, c’est décidé, nous ne nous arrêterons pas. Nous refuserons toutes les invitations. Nous sommes résolus à franchir les portes de la mythique Samarkand dont la seule évocation est un sésame pour le monde des légendes et cela depuis l’aube de l’humanité. Alexandre le Grand déjà avait déclaré, envoûté, en arrivant dans la cité : « Tout ce qu’on m’avait dit sur Samarkand est vrai, sauf qu’elle est encore plus belle que je l’imaginais ».
Le sable et la poussière tourbillonnent, une légère brise nous amène les premières rumeurs de la ville : nous y sommes presque. Nous nous apprêtons à profaner un rêve, à prendre d’assaut un mythe.
Les premiers bâtiments ondulent dans l’air chaud de ce début d’après-midi, rien encore de bien impressionnant, des petites maisons d’à peine un étage, parfois un porche en torchis, quelques pavés, mais déjà on le sent : le voile s’apprête à se lever. Le sable et la poussière tourbillonnent, une légère brise nous amène les premières rumeurs de la ville : nous y sommes presque. Nous nous apprêtons à profaner un rêve, à prendre d’assaut un mythe.
« Regarde ! » crie Flo en me tirant le bras. Sur fond de toits de briques apparaît le premier dôme turquoise, rond et pointu comme un sein gonflé de lait. Nous avançons encore. Un autre surgit. À la prochaine rue, au prochain carrefour, se dessineront sûrement les premières courbes des bazars, les premiers auvents en toile de jute, les premières bâtisses de sable sec, nous entendons presque les cris des commerçants, les sabots des ânes et les rires des enfants, nous sentons presque l’odeur des premiers fruits, le fumet des premiers rôtis, la poussière des premiers étals. Nous y sommes presque, nous touchons au but.
Nous y voilà. Le Régistan, le monument phare de la ville. Ses trois immenses bâtiments aux coupoles bleu turquoise sont au fond de notre champ de vision. Devant nous, des banques, des bijouteries, des agents de change et un magnifique supermarché. Des bâtiments propres et carrés, d’un béton frais couvert de crépi imitation torchis. Quelques jeunes Ouzbeks en jean qui rentrent vers leur banlieue en traînant des baskets, nous saluent en ricanant. « Hello ! » Dès le plus jeune âge on enseigne aux enfants le mot magique, la langue du touriste qui, maniée avec dextérité, fera tomber les piécettes dans le creux de leurs mains. (…)
27 septembre, Samarcande. Samarcande n’est pas la ville que j’imaginais. Du moins elle ne l’est plus. Pas d’étroites ruelles, de bazars ou de médina labyrinthique. Les Soviétiques sont arrivés avant nous. Ils ont refait la ville avec la délicatesse et le sens de l’esthétique qui les caractérisent : de grandes avenues droites et de massifs immeubles de béton. De l’espace et du pragmatisme. Mais il ne faut pas leur jeter la pierre, ce sont aussi eux qui ont décidé de rénover les monuments historiques encore à l’état de ruine, pour éduquer le peuple. La fin des travaux, c’est au président Karimov qu’on la doit mais je ne suis pas sûr qu’il ait suivi cet idéal d’éducation populaire : en 2009, dans un souci de clarté, il a fait raser les maisons alentour et construire un mur pour séparer les quartiers habités du glorieux patrimoine. Samarkand est devenue une momie dans un joli sarcophage à la gloire de l’identité nationale ouzbèke. Plus de médina donc, plus de bicoques en briquette, de poutres sèches et plus de linge aux fenêtres. Ça fait trop pauvre.
En longeant les murs, on trouve parfois une brèche, un passage vers un dédale de ruelles qui, si on y flâne assez longtemps, débouchent sur de petites places ombragées où des vieux à barbichette font des sourires édentés au soleil sur le parvis de petites mosquées aux colonnes de bois et à la peinture écaillée. Avec un peu de concentration, on pourrait presque faire revivre l’ambiance des bazars, les cris des commerçants, les sabots des ânes, l’émulation des pèlerins aux pieds des madrasas et les prières qui gonflent les dômes des mosquées désormais cachées derrière la muraille de Karimov.
28 septembre, Samarcande. Je m’étais promis en arrivant de ne pas visiter le Régistan, brimant ma curiosité pour garder l’illusion d’échapper au vaste mouvement collectif qui pousse les Occidentaux à coller le nez sur les vieilles pierres. Je ne voulais pas me mêler aux touristes tout juste débarqués de leurs bétaillères qui se précipitent mollement vers les boutiques-abattoirs pour être saignés de quelques dollars. Je m’étais promis de ne pas déambuler mollement, les mains croisées derrière le dos, un regard faussement intéressé posé sur des panneaux explicatifs indéchiffrables. Mais à quoi bon résister ? Nous sommes tous ici guidés par les mêmes fantasmes, nous partageons ce goût confus pour les légendes, ce voyeurisme consensuel où s’entrelacent exotisme de la misère et passéisme, et si l’on me demandait la différence fondamentale entre le touriste et le voyageur, je dois avouer que j’aurais beaucoup de mal à la définir. (…)
La guest-house est le caravansérail du XXIe siècle : un lieu d’échanges pour les voyageurs de tous horizons. Il y a ici un couple de cyclotouristes hollandais très préoccupés par leur alimentation, une Américaine d’à peine dix-huit ans, bavarde comme une pie, deux Japonais, naturellement très discrets, un Coréen étonnamment volubile, une Chinoise de Hong Kong, un groupe d’Allemands étudiants en anthropologie, un Espagnol qui tente visiblement de s’acoquiner avec les Allemands en exhibant d’ostensibles chaussettes rouges dans ses sandales et deux autres Français. Tous parcourent le monde de long en large, noircissent des carnets, font des photos avec des appareils sophistiqués et passent deux heures par jour à remplir leurs blogs, poussés par un irrépressible élan d’altruisme. Comme dans tous les caravansérails qui se respectent, les informations de dernière fraîcheur sur les routes praticables et les frontières ouvertes fusent, les anecdotes vont bon train, on bombe le torse, on fume des cigarettes, on philosophe en posant son regard sur le lointain : on se raconte. (…)
29 septembre, Navoi. Cela fait au moins cinq heures que nous marchons sur cette rocade. La magnifique M 37. (…) Nous essayons de nous en tenir à notre marche dont l’objectif devient de plus en plus vague. J’ai la gueule de bois. Mes élucubrations d’hier soir me trottent encore dans la tête. Pour couronner le tout, nous avons appris en quittant la guest-house que nous devions être enregistrés dans un hôtel tous les deux ou trois jours, conserver les reçus, et les présenter à chaque contrôle de police ; faute de quoi, nous aurons de sérieux ennuis, au mieux une forte amende, au pire une petite peine de prison. Les mythes de la route de la soie, le fantasme de l’aventure, l’idée même du voyage et de la marche en ont pris un sacré coup ces derniers jours et cette randonnée sur l’autoroute n’arrange rien. Je me demande ce que Flo en pense, il a l’air de très bien s’accommoder des cyclistes, des touristes et des rencontres avec nos sosies. C’est un garçon calme et pragmatique, il ne comprendrait sûrement pas pourquoi j’ai envie de passer mes nerfs sur tous ces gens somme toute sympathiques. (…) Le soleil achève de dissoudre mes souvenirs et avec eux les raisons qui nous ont amenés ici. Un ange passe. Flo brise le silence.
« Tu sais de quoi je rêve ?
– Non, dis voir…
– D’une photo d’un bateau rouillé devant la mer d’Aral. »
Une vieille Lada en lambeau pile, nous couvrant au passage d’un épais nuage de poussière. La vitre se baisse sur le sourire édenté d’un petit vieux.
« Kouda ?
– Ben, on sait pas… par là…
– Navoï ?
– Y a une gare routière à Navoï ?
– Da !
– Navoï ! Davaï ! ».
Il n’y a rien de spécial à Navoï, si ce n’est la gare routière, fermée. Le petit vieux nous dépose devant une armée de rabatteurs aux sourires brillants qui nous bombardent d’informations contradictoires en espérant nous faire grimper dans leur taxi. Tout ce que nous apprenons c’est que la plus grosse ville avant la mer d’Aral se nomme Noukous. D’après eux, aucun bus ne s’y rend : ils nous crient tous des directions aux oreilles, des prix exorbitants, ils nous encerclent, nous agrippent par les bras, les manches, le col, les jambes. Il faut que nous nous échappions. Je tends un majeur inquisiteur et l’exhibe au nez des rabatteurs qui s’écartent de notre chemin comme des vampires à la vue d’un crucifix.
Nous marchons de nouveau sur la rocade, mais peu importe, Flo et ses bateaux rouillés ont rallumé nos rêves et, quand on rêve, le monde s’ouvre. Quelques centaines de mètres après la sortie de la ville, il y a un bus déglingué en panne sur le bas-côté. Le chauffeur noir de cambouis trifouille le moteur, quelques passagers sont descendus fumer des cigarettes, accroupis, les yeux dans le vague, une mère tend un sein mou à son nourrisson, une grand-mère se fait craquer les articulations du bassin. Négligemment posé en bas du pare-brise fêlé, un petit panneau de carton indique la destination. Noukous. Messieurs, votre carrosse…
Les sempiternelles avenues soviétiques, larges et vides, des trottoirs aux dalles de béton crevées, d’immenses immeubles gris et carrés échappés de l’imagination moribonde d’un architecte dépressif, des espaces verts inachevés que le temps a transformés en terrains vagues balayés de sable gris.
30 septembre, Noukous. (…) Émergeant dans l’aube blafarde, Noukous a tout l’air de sortir d’une catastrophe nucléaire. Les sempiternelles avenues soviétiques, larges et vides, des trottoirs aux dalles de béton crevées, d’immenses immeubles gris et carrés échappés de l’imagination moribonde d’un architecte dépressif, des espaces verts inachevés que le temps a transformés en terrains vagues balayés de sable gris. La ville n’est pas encore réveillée, tout juste sillonnée par de rares taxis, elle appartient pour quelques heures encore à une poignée de paysans tirant des charrettes de légumes et à quelques ivrognes qui titubent dans les gravats. Un ensemble de bâtiments clinquants pointe son nez au fond de l’avenue principale. Les bureaux gouvernementaux.
Noukous est la capitale de la Karakalpakie. Une région autonome frontalière du Kazakhstan autrefois prospère. Elle est peuplée par les Karakalpaks, un peuple de nomades et de pêcheurs. Enfin, avant que la mer ne disparaisse. Aujourd’hui, ils vivent de la culture du coton et des aides du gouvernement, qui tente difficilement de maintenir la région dans un état présentable, ainsi que de l’extraction du gaz. Il circule à travers la ville dans de gros tuyaux qu’on n’a même pas pris la peine d’enfouir, d’étranges plomberies, longeant les bâtiments, traversant les rues et quadrillant le ciel, qu’il faut enjamber sur les trottoirs, parfois même passer en dessous. Allumer une cigarette en pleine rue peut être considéré comme une attaque terroriste. (…) Un coup de bouteille magique nous transporte de l’aube de Noukous au crépuscule de Kungrad, une ville bazar couverte de toitures en toile de jute, noyée dans les claquements des sabots des ânes et les cris des marchands. La faune légendaire de Samarkand semble s’être réfugiée ici, il n’y manque que les dômes turquoise. Et les guest-houses. La nuit tombe, nous devons nous éloigner pour établir notre campement un peu plus loin, dissimulés dans le sable malade et la broussaille.
1er octobre, Moynak. Nous plions notre bivouac en toussotant. Quelque chose de malsain traîne dans l’air salé et chargé de miasmes, enveloppe la végétation mourante d’une mince pellicule grise, même le soleil ne perce qu’à moitié et bave une lumière blafarde sur la plate étendue de sable. Il nous reste environ quatre-vingts kilomètres jusqu’à Moynak, mais la loi ouzbèke ne nous autorise pas en théorie à passer une nouvelle nuit dehors. Un taxi s’arrête près de nous, la vitre arrière se baisse : « Montez, il ne fait pas bon marcher trop longtemps dans la région… » Le véhicule a été loué par deux Suisses, une pharmacienne et un ingénieur agronome en vacances en Ouzbékistan. Ils ont déjà vu Auschwitz et Tchernobyl, Moynak les intéresse.
Cette ville était une presqu’île en 1960 jusqu’à ce que l’U.R.S.S. entreprenne de grands travaux dans la région pour irriguer les champs de coton, qui ont abouti à l’un des plus magnifiques désastres écologiques de XXe siècle. L’anéantissement d’une mer. De ce que l’on appelait autrefois la mer d’Aral, il ne reste aujourd’hui que 60 % vidés, bien entendu, de toute vie. Pour voir de l’eau, il faut se rendre à plus de cent kilomètres de l’ancien port. Le détournement des fleuves qui se jetaient dans la mer vers les champs de coton a eu un certain succès pendant une dizaine d’années : le petit village a gonflé sa population d’à peu près 20 %, on a fait de la ville un pôle administratif avec des écoles, deux collèges et même une petite université. Tout se passait très bien jusqu’à ce que les poissons meurent et que l’eau disparaisse. (…)
2 octobre, route de Boukhara. Le bâtiment avait dû avoir une certaine classe il y a une vingtaine d’années avant de prendre cet air de vieux manoir hanté. Trois étages, un grand escalier où il restait encore quelques éclats de marbrure, des balcons autrefois soutenus par des colonnes que le temps a rongées jusqu’à l’armature, un toit de tuiles qui s’effondre dans les chambres, remplissant les baignoires de gravats, perçant parfois le sol jusqu’au rez-de-chaussée. Deux chambres, sauvées de justesse, permettaient encore de loger quatre voyageurs un peu téméraires. Abdul, le patron, un gros chauve ventru aux paupières nobles et à la lèvre inférieure pendante, s’est révélé avoir un certain goût pour le chant et nous a invités à boire dans le hall défoncé de l’hôtel, devenu son salon. Sur les mélodies de guitare larmoyantes de Flo, il déroulait des arabesques vocales en dansant des mains, je lui répondais par des improvisations sur l’imminence de l’apocalypse et le réconfort de la vodka. Nous avons bu toute la nuit, sans même profiter du confort spartiate de nos chambres, pour partir avant l’aube et attraper le seul bus de la journée nous permettant de rejoindre Noukous puis Boukhara, laissant Abdul dormir sur le sol de béton cru. (…)
4 octobre, Boukhara. Boukhara montre bien vite son vrai visage, mille fois refait, liposucé de sa substance, lifté à en craquer ses cicatrices. Chaque brique a été grattée, polie, plastifiée, du ventre obèse de la muraille de l’Ark jusqu’à l’infini gamme de madrasas et de mosquées, désertées par les croyants et les muezzins que le président Karimov a fait taire par décret depuis 2005. De la perle de l’islam, il ne reste qu’une coquille vide, tout juste bonne à servir de décor à un péplum oriental petit budget. Les Boukhariotes, eux, s’en accommodent bien. Les marchands bedonnants, la doppa nationale noire et blanche posée sur le haut du crâne, se lissent les moustaches assis devant les étals de leurs boutiques. Ils regardent le défilé des touristes avec un petit sourire en coin : des envahisseurs, ils en ont roulé d’autres. Certes, Gengis Khan les a fait trembler quand il est monté en chaire dans la plus grande de leurs mosquées pour leur hurler, roulant des yeux de fou, qu’il était le châtiment de Dieu venu les punir de leurs péchés. Il a brûlé la ville mais ils ont retenu la leçon, ils s’occupent du commerce comme ils s’occupent de religion : avec malice. (…)
6 octobre, Tachkent. Une chambre d’hôtel minable est un endroit idéal pour écrire. J’ai toujours imaginé les grands écrivains entre quatre murs suintants, aux tapisseries verdâtres, faisant danser leurs doigts sur une machine à écrire presque rouillée posée à côté d’un cendrier plein, une bouteille de vodka frelatée à portée de main. Particulièrement les écrivains russes.
Par chance nous avons probablement dégoté le pire hôtel d’Asie centrale, un ancien bouge communiste, apparemment jamais retapé depuis la chute du régime. Les lits à ressorts les plus défoncés que j’aie jamais vus, des toilettes et une salle de bain communes difficiles à différencier et un merveilleux élevage de cancrelats. Nous avons même le plaisir de négocier l’exorbitant prix de la chambre avec une grosse dondon aux cheveux courts, la bouche peinte d’un rose pâle gras qui semble tout droit sortie du monde sordide de « Crime et châtiment ».
Un lieu dédié à la littérature. Je m’assois sur la chaise à la vannerie crevée, pose l’ordinateur sur la petite table au napperon crasseux et contemple le mur bleu délavé, tacheté de crottes de mouches et gravé des pensées intimes des clients précédents. J’attends. Rien. J’allume une clope. Je bois une gorgée de vodka, probablement frelatée. Toujours rien. Flo, allongé sur son lit, bouquine un manuel de russe qu’il tient dans la main droite en écrasant des cafards de la main gauche.
« Ben, qu’est-ce tu fais ?
– Bah tu vois bien, j’écris !
– Il faut pas taper sur les touches de l’ordi pour écrire ?
– Merde, t’y connais quoi à la littérature toi ? ».
Je retourne à mes crottes de mouches. Rebois une gorgée, rallume une clope. Rien. N’est pas Dostoïevski qui veut.
La bouteille de vodka est vide, il n’y a presque rien sur l’ordinateur, j’ai la bouche pâteuse et une gueule de bois qui devient dangereusement quotidienne depuis que nous sommes entrés en Ouzbékistan.
7 octobre, Tachkent. Flo me réveille en écrasant un cafard contre le mur avec sa tong. Un gros claquement sonore qui me tire d’une longue conversation avec Raskolnikov. La bouteille de vodka est vide, il n’y a presque rien sur l’ordinateur, j’ai la bouche pâteuse et une gueule de bois qui devient dangereusement quotidienne depuis que nous sommes entrés en Ouzbékistan.
Flo a une carte dans sa manche pour nous sortir de ce taudis. Le frère de l’ami d’enfance du père d’une de ses copines moscovites habite à Tachkent. À première vue, le fil paraît ténu, mais cette dernière assure qu’il s’agit d’une vieille dette entre familles et qu’il fera son possible pour nous aider. Elle nous a envoyé un mail avec un nom, un numéro de téléphone, l’homme en question serait déjà au courant de notre arrivée. Il s’appelle Sadulo et parle russe et ouzbek. Je ne sais par quelles prouesses linguistiques, mais Flo parvient à arracher un rendez-vous après un bref entretien téléphonique : « Il a dit qu’il nous retrouvera devant l’hôtel à quatre heures. Ou dans quatre heures, c’est pas très clair. Il a dit quatre heures. Enfin, il a dit quatre, ça j’en suis sûr… ».
C’est peu mais assez pour se décider à plier les gaules : à en juger par l’hospitalité que nous avons rencontrée jusqu’ici, il ne semble pas nécessaire de payer une nuit supplémentaire à l’hôtel goulag, nous serons probablement invités, au moins pour la nuit. Nous revenons donc de notre balade matinale pour faire nos sacs et tenter de sortir sans emporter le plâtre des murs qui s’effondre par grosses plaques sur notre passage. L’horrible mégère d’hier est en pleine conversation avec un petit homme en costume visiblement taillé sur mesure à qui elle parle sur un ton mielleux. Elle sursaute en nous voyant descendre les escaliers couverts de plâtre et tend vers nous un doigt aussi tremblant que boudiné « Da, da, fransus, znaièch ! Ot, ot iest fransus ! ».
Le petit homme vient vers nous et nous tend sa main manucurée. Il se présente « Je suis Xurshi, le fils du frère de l’ami d’enfance du père de votre amie russe. Sadulo n’a pas pu venir aujourd’hui, il enterre un cousin. Je peux vous aider pour quelque chose ? ». Sûrement, sûrement, mais par quoi commencer ? Nous nous rappelons d’un coup la raison principale de notre présence à Tachkent : lancer au plus vite les démarches pour obtenir un visa turkmène avant l’expiration de notre visa ouzbek. Le compte à rebours est déjà lancé, il nous reste 17 jours. (…)
Malgré l’échec de notre mission, nous offrons le repas à Xurshi qui semble très désireux d’en savoir plus sur la culture française.
« Et avec les femmes en France, c’est comment ?
– Comment ça c’est comment ?
– Ben, on peut aussi… louer… louer des femmes ?
– Euh… pas vraiment… enfin c’est pas très courant… il y a des prostituées… mais, c’est pas… enfin…
– Donc, vous payez pas les femmes ? ».
Je pense que nous nous sommes mal compris. Heureusement, la conversation s’arrête, il doit aller travailler. Il est professeur de droit à l’université. « Je peux vous déposer quelque part ? ». La phrase tombe comme un couperet : nous ne serons pas hébergés ce soir. Tant pis, qu’il nous ramène à l’hôtel, nous dormirons chez Dostoïevski.
16 octobre, vers Namangan. (…) Dans le premier restaurant de bord de route que nous croisons, un petit vieux, dont le nez rubicond discrédite un peu la doppa traditionnelle des musulmans ouzbèkes, nous invite pour le thé. Nous nous asseyons à sa table, la serveuse apporte quatre bols et une théière que l’homme transforme en bouteille de vodka d’un rapide tour de passe-passe. Je ne suis pas sûr que ce soit ce genre de céréales que les médecins conseillent pour le petit déjeuner, mais elles ont le mérite de réchauffer le cœur. Andijan est déjà loin derrière, les morts sont enterrés, place aux vivants, place à la musique, au chant, à la danse, place aux brochettes de mouton… et à une deuxième bouteille de vodka.
Il doit être à peu près deux heures de l’après-midi quand la gueule de bois nous tombe sur le crâne. Après avoir quitté le petit vieux sur de chaleureuses embrassades de poivrots, l’euphorie de l’alcool nous a permis d’avaler une petite dizaine de kilomètres en quelques heures mais il devient assez difficile de mettre un pied devant l’autre. Je me repose quelques minutes à l’ombre d’un peuplier pendant que Flo vomit un liquide verdâtre où flottent quelques minuscules morceaux de viande de mouton. Les brochettes n’ont pas complètement épongé la vodka. « Plus jamais ça… » dit Flo en crachant un dernier filet de bile.
Le jour commence tout juste à décliner dans la tranquille campagne du Fergana, les ouvrières sortent fourbues des champs de coton, le voile et les vêtements encore duveteux de leur journée de labeur, pour s’installer à l’arrière des camions qui les ramènent vers leur foyer. Elles ne parlent pas, le silence automnal n’est profané que par le chant bucolique des oiseaux… et les klaxons des mercos.
Deux grosses voitures noires décorées de froufrous en tulle rose nous dépassent en trombe pour se garer quelques mètres plus loin dans la cour d’une ferme, dans les crissements de pneus et les cris de joie. Une petite dizaine d’hommes en costume, légèrement débraillés, sortent et nous font de larges signes de bras. Nous hésitons un moment, mais qui peut résister à l’appel d’un mariage ouzbek ? Arrivés au niveau de la ferme, nous n’avons pas le temps de réfléchir qu’on nous a déjà délestés de nos sacs à dos et installés sur des fauteuils à bras couverts de satin rose et réservés aux invités d’honneur, devant deux bols de soupe au mouton, rouge et grasse, et deux verres à moutarde remplis de vodka. « Davaï, davaï ! » crient les hommes en costume. Cul sec. Un. Deux. Trois. Sans doute plus, trois bouteilles vides roulent déjà au travers de la table quand le petit groupe découvre l’instrument de Flo. Ils le lui tendent à bout de bras, le genou à terre et posent l’inutile mais rituelle question : « Eta guitara ? ». Flo ne répond pas, il joue. Il s’accorde rapidement sur quelques arpèges, puis lance une mélodie que je suis en feulant.
Miraculeusement, le silence se fait et jusqu’à la dernière note. Puis, cris, bravos, hourras et de nouveau, bouteilles de vodka. Nous venons de passer notre audition avec succès, nous allons avoir l’honneur de jouer pour les mariés. Quelqu’un se précipite dans la cour pour éteindre la musique, on nous conduit à travers des rideaux de crépon vers la piste de danse au fond de laquelle trône la table des mariés. Le DJ a fait taire ses machines. C’est à nous. Le présentateur des festivités nous introduit en roulant d’interminables « r », ses yeux brûlants attisent le public et ses bras moulinent l’air. Les premiers accords retentissent, langoureux, le chant s’élance, imitation gitan, break sec, et pan ! C’est parti pour la pompe manouche, les rythmes balkaniques et les envolées lyriques. Les convives tapent des mains, ils se lèvent, envahissent la piste, hululent, ils bataillent autour de nous pour glisser des billets de 1000 soms dans les poches de nos chemises et les revers de nos chapeaux. Les Beatles n’auraient pas eu plus de succès ! C’est trop. Nous faisons l’offrande de nos gains aux jeunes mariés et profitons de la liesse pour nous échapper de la fermette, marcher quelques centaines de mètres et nous effondrer dans un fossé, ivres morts.
17 octobre, Namangan. (…) Nous reprenons la marche, terreux, la bouche pâteuse et le crâne en bouillie. Peu importe, nous avons droit à une dernière nuit sans enregistrement dans un hôtel, rien ne nous oblige à revenir aujourd’hui à la capitale mendier une chambre à notre vieille usurière russe qui nous vend bien cher son trou à rats. Nous avons le loisir de flâner, au gré de la générosité des automobilistes.
Bien vite, nous parvenons à Namangan où un choix s’offre à nous : avancer encore vers la capitale ou rechercher un petit coin d’herbe un peu plus discret que les champs de coton. Dans un élan de sagesse, nous choisissons de ne pas choisir et d’aller siroter quelques bières dans une tchaïkana à la sortie de la ville, en attendant qu’il se passe quelque chose. L’étui de la guitare attire comme d’habitude son lot de questions auxquelles nous répondons en chansons.
Un homme aux larges épaules, le crâne tondu de frais et coiffé d’un petit bonnet, sort de notre auditoire : « J’ai une maison juste en face, ma femme fait un bon plov et j’ai un bain russe. Ça vous dit de passer la nuit chez moi ? ». Drôle de question. Ximoïdine habite en effet de l’autre côté de la rue, avec ses deux filles, ses trois fils et leurs familles respectives, regroupés autour d’une cour chapeautée d’une vigne accrochée aux toits comme une toile d’araignée, à l’ombre de laquelle pousse un exubérant potager. Il nous montre nos quartiers, une chambre couverte de tentures et de tapis moelleux, puis nous envoie nous laver avant de nous proposer une petite visite guidée de la ville. Allah, la providence ou simplement le prodigieux sens de l’hospitalité ouzbèke ?
Notre hôte nous fait faire le tour de Namangan dans sa petite camionnette coréenne Daewoo. Il nous montre avec dédain les bâtiments flambant neufs du gouvernement, notamment celui de l’Office National du Coton et, devant la place centrale, il pointe du doigt une statue de vieille femme avec l’habit et la grimace d’une sainte qu’il me semble avoir remarquée dans d’autres villes. « C’est la défunte mère de notre imbécile de président… ». Ximoïdine est le premier Ouzbek que j’entends écorcher la réputation de l’intouchable Karimov.
La balade se poursuit derrière une mosquée fraîchement rénovée, dans un dédale de ruelles bordées de murs de briques jaunes où la petite Daewoo peut tout juste passer. Il se gare. Nous suivons les traces des confettis et les rires jusqu’à la maison de la mère de Ximoïdine non sans une légère angoisse et quelques crampes d’estomac : il y a du mariage dans l’air et qui dit mariage dit vodka. Heureusement la fête touche à sa fin. Le temps que Ximoïdine aille faire les salutations d’usage à sa volumineuse famille, on nous installe devant une table basse dans une petite pièce aux murs blanchis à la chaux, sans fenêtre, en compagnie des patriarches. (…) Il n’y presque plus rien à manger mais la maîtresse de maison trouve tout de même de quoi nous offrir le bol de plov traditionnel. Nous pouvons nous détendre, il n’y a aucune bouteille dans les parages. (…) Ximoïdine s’assoit en tailleur avec nous dans le salon pendant que ses fils et ses filles déplient la nappe sur le sol, remplissent la théière, distribuent les bols et apportent les plats. L’odeur qui s’échappe de la cuisine confirme ce que je craignais, le plov du mariage n’était qu’une mise en bouche, sa femme a préparé le plov des invités.
Une nuit bleutée s’abat sur la vigne, le mince croissant de lune cher aux musulmans éclaire discrètement les tomettes de la cour intérieure, il fait bon. Ximoïdine propose une petite balade digestive dans le quartier. Les mains croisées derrière le dos, il marche paisiblement et laisse ses pas le guider vers la tchaïkana où nous nous sommes rencontrés. Ses collègues n’ont visiblement pas bougé depuis le midi et s’apprêtent à prendre leur repas. On nous accueille à grands cris : « Davaï ! Patron, vodka et plov pour les invités ! » (…)
La légende raconte que le tsar Pierre le Grand aurait récompensé un soldat pour lui avoir sauvé la vie avec un ticket lui permettant de boire gratuitement et à volonté dans tous les bars de Moscou.
19 octobre, Tachkent. Il nous a fallu errer pendant des heures dans Tachkent pour trouver un hôtel qui accueille les étrangers et ferme les yeux sur notre absence d’enregistrement pendant deux jours. Nous nous sommes fait jeter plusieurs fois avant de tomber sur une vieille guest-house à l’enseigne recouverte de peinture blanche, la porte pleine d’inscriptions en cyrillique : « plus d’hôtel », « pas de bruit » « hôtel interdit »… Nous avons quand même sonné. Un type dégarni en maillot de corps nous a ouvert et expliqué avec une haleine chargée de vodka qu’il ne pouvait malheureusement pas nous aider. « C’est à cause de ces bâtards du KGB ! Ils veulent me faire crever ! C’est pas ma faute : je peux vous loger, mais j’ai pas le droit de vous faire votre papier… Vous n’avez qu’à aller dans l’hôtel d’à côté, c’est cher mais ils vous feront votre enregistrement, vous viendrez demain et puis on… » a-t-il dit, terminant sa phrase en se donnant des pichenettes sous la mâchoire. Dans le langage gestuel russe, ça veut dire boire tout son saoul. La légende raconte que le tsar Pierre le Grand aurait récompensé un soldat pour lui avoir sauvé la vie avec un ticket lui permettant de boire gratuitement et à volonté dans tous les bars de Moscou.
L’homme ayant perdu son ticket à maintes reprises, le tsar lui fit tatouer un signe sous la mâchoire, de sorte que, devant un comptoir, une simple pichenette désignant le tatouage suffisait à le faire servir. Aujourd’hui, dans tous les pays de l’ex-URSS, si quelqu’un vous fait un clin d’œil en se donnant des pichenettes sous la mâchoire, attendez-vous à le voir sortir les bouteilles de vodka.
Les trois loquets se défont un à un et la porte s’entrouvre sur le visage mal rasé de l’homme d’hier soir, toujours aussi débraillé, le maillot de corps plus jaunâtre encore que la veille et l’œil encore plus liquide. Il nous scrute derrière ses lunettes en cul de bouteille. « Ah, vous êtes revenus ? Vous avez votre enregistrement ? Bien… Entrez, on va s’en jeter un petit… ». Nous le suivons dans un corridor de plantes vertes qui s’ouvre sur un vaste dédale de passerelles, d’escaliers et de couloirs recouverts de lierre sur trois étages et qui se reflètent à l’infini dans une myriade de miroirs. Pas un seul mur qui n’en soit pourvu, l’espace est démultiplié jusque dans les toilettes, les chambres et les placards. Le maître des lieux se nomme Alichir. Il vit enfermé dans son palais des glaces avec sa jeune femme de ménage turkmène et son assistant sourd et muet. Une sorte de Zorro un peu défraîchi par les abus de boisson. « Les bâtards du KGB… » maugrée-t-il en nous guidant vers son salon privé où s’entrepose une impressionnante collection de bouteilles.
20 octobre, Tachkent. Nous avons à Tachkent quelque chose qui pourrait s’apparenter à une vie sociale. Il y a Sadulo, notre ami businessman, Mohamed un guitariste, Alim un prof d’université qui pratique le kung fu et la langue de Lao-Tseu, la femme de l’ambassadeur japonais et bien sûr Ivan le responsable du centre culturel français qui s’occupe de nous introduire dans la petite communauté des expatriés de Tachkent, de plus en plus réduite depuis que Karimov a renvoyé les ONG et leur personnel pour manifester son mécontentement devant les critiques de la communauté internationale après les événements d’Andijan. (…)
La soirée se poursuit dans un bar. Les femmes sont « Russes », pas besoin de demander leur passeport pour s’en assurer : coincées dans d’étroits bustiers, surmaquillées, perchées sur des chaussures aux talons démesurés, elles se dandinent comme des vers sur des hameçons, sous le regard surexcité d’armoires à glace bodybuildées, au son de vieux tubes des années 80.
21 octobre, Tachkent. « Alors, t’as réussi à retrouver ta chambre ? ». Une bouillie de souvenirs remonte d’un coup, avec le repas d’hier. Alichir, le tenancier, me regarde filer vers les toilettes en riant. Il ne dormait pas quand nous sommes rentrés du bar, il nous attendait dans son salon et nous a cueillis pichenette au menton. Je ne m’étonne même plus de me réveiller le matin avec la vue brouillée, un goût de métal dans la bouche et le crâne en montgolfière ; il va falloir que nous quittions l’Ouzbékistan rapidement, avant que notre délabrement physique et mental ne devienne irrémédiable. (…) Lundi nous récupérons notre visa de transit turkmène et nous fuyons vers l’Iran. Un pays où il est complètement interdit de boire. Enfin. (…)
23 octobre, Tachkent. (…) Grâce à Ivan, nous fréquentons désormais les soirées du personnel de l’ambassade dans les restaurants les plus courus : le plus chic, après la pizzeria italienne et la taverne allemande, c’est la cuisine traditionnelle ouzbèke au Simsim. Entre les colonnades de bois richement sculptées, assis en tailleur sur des estrades couvertes de tapis persans, au milieu des coussins de soie brodés de satin, les riches expatriés de Tachkent viennent rêver de l’Orient des khans et des émirs, servis par de jeunes garçons en babouches, turban et barbe postiche. Ambassadeurs et entrepreneurs boivent du vin français en fumant des cigares parfumés au rhum au bras de leurs jeunes amies russes ou kazakhes, fraîchement dénichées au « Coton Club », la boîte branchée de la ville. Là-bas, dans la fureur de la techno russe et des stroboscopes, la vodka coule à flots et les jeunes filles se déhanchent avec conviction dans l’espoir de trouver celui qui leur ouvrira les portes de l’Occident.
24 octobre, Tachkent. La nuit tombe sur la petite terrasse du parc Babur où nous nous autorisons une seule et unique bière dans l’espoir d’adoucir nos migraines et nos aigreurs d’estomac. Il est six heures et demie, l’homme de la rue commence à tituber. Une petite brise fraîche signale l’arrivée d’un automne un peu tardif. Les feuilles des arbres commencent tout juste à jaunir. Le fond de nos yeux aussi. Il y a bien longtemps que nous ne nous sommes pas réveillés frais et pimpants. Les Ouzbeks sont le peuple le plus accueillant que nous ayons rencontré, le plus ravagé par l’alcool aussi.
En face de nous, un homme seul est assis devant une bouteille de bière et un verre de vodka. Il nous fixe d’un regard morne. Nous faisons semblant de ne rien voir. Nous n’avons aucune envie d’entamer une conversation en russe, de répéter une nouvelle fois notre laïus sur notre pays d’origine et notre destination et encore moins de boire. Surtout ne pas le regarder. Une nouvelle invitation pourrait tomber. Je jette un coup d’œil discret. Il nous fixe toujours. Il est assez loin. Il ne bougera pas. Si jamais il nous appelle, nous pourrons feindre de ne pas l‘entendre.
L’homme se lève, chancelle légèrement, se rend au comptoir, paye sa note et s’en va. Nous sommes sauvés. Le serveur vient vers nous et dépose deux bières et deux verres de vodka sur la table. « C’est offert par le client qui vient de partir ». On ne se bat pas contre la fatalité, mais espérons tout de même que nous aurons notre visa turkmène demain.
Le carnet de voyage Vodka Uzbekistan Tour de Vincent Robin et Florian Molenda a été publié dans le magazine voyage Bouts du monde Numéro 15