Carnet de voyage - Terres australes françaises

Embarquer pour les terres australes

Dessiner l’étrave du Marion-Dufresne qui brave la tempête dans les 40e rugissants. Voilà à quoi pensait Sylvain Cnudde quand il s’est embarqué à bord du navire de recherche océanographique et de ravitaillement, en direction des Terres australes et antarctiques françaises.

– EXTRAIT –

Vendredi 17 mars 2023, la Réunion, Port Ouest. Dans la chaleur tropicale de cette fin d’après-midi, les grues s’activent fiévreusement sur le quai pour terminer le chargement du Marion-Dufresne. Le Marduf est un navire logistique et océanographique qui, quatre fois par an, assure le ravitaillement en matériel, vivres et carburant, ainsi que la relève des personnels travaillant dans les bases scientifiques des Terres australes et antarctiques françaises (TAAF). La rotation que nous nous apprêtons à vivre dans le sud de l’océan Indien dure un mois et est la première de l’année : c’est l’OP1 (Opération Portuaire n°1). Le chargement a pris du retard à cause des mouvements sociaux au sujet de la réforme des retraites. Après avoir déposé mes affaires dans notre cabine, je mets à profit ce contretemps pour redescendre à terre et dessiner de l’extérieur le bateau qui sera mon univers pour les prochaines semaines. En service depuis 1995, c’est un beau bâtiment de 120 mètres de long, avec une quarantaine de membres d’équipage et une capacité de plus de cent passagers. Je me fais l’effet d’être dans un album de Tintin : nous partons en expédition !

Me voici donc sur le pont arrière, à regarder les côtes réunionnaises s’éloigner. Le Marion-Dufresne s’enfonce dans la nuit, nous sommes partis.

Mais au fait, pourquoi suis-je ici ? Je travaille comme graphiste et observateur solaire au LESIA (Laboratoire d’études spatiales et d’instrumentation en astrophysique), à l’Observatoire de Paris, sur le site de Meudon. D’habitude, je ne suis pas de ceux qui partent souvent en mission et je reste cantonné dans mon bureau en banlieue. Or quelques mois plus tôt, un de mes collègues, Nicolas, m’a proposé de l’accompagner pour lui prêter main forte dans une opération de maintenance sur un instrument scientifique se trouvant aux Kerguelen. C’est un autre collègue plus qualifié qui aurait dû le seconder, mais il était trop pris par un autre projet important à cette date. Bien que n’étant pas du tout spécialiste, la tâche à accomplir ne nécessite pas une très haute technicité, et moyennant une petite formation préalable, je ferai l’affaire, m’assure-t-on. Je suis vaguement inquiet de ce qui m’attend sur place, mais je ne peux pas rater cette chance unique d’aller dans des contrées si éloignées, accessibles uniquement par bateau, et où seule une poignée d’élus est autorisée à accoster. Et j’ai bien dans l’idée de rapporter un maximum de croquis de ce voyage ! Me voici donc sur le pont arrière, à regarder les côtes réunionnaises s’éloigner. Le Marion-Dufresne s’enfonce dans la nuit, nous sommes partis. (…)

L’endroit est inhospitalier à souhait, gris, froid, venteux mais d’une sauvage beauté. Au loin, près des rochers, on aperçoit une famille d’orques en balade, et tandis que des dizaines de manchots viennent nous saluer en nageant autour du bateau, les opérations d’héliportage vers la base Alfred-Faure sont entamées sans tarder.

Dimanche 26 mars en fin d’après-midi, nous atteignons enfin l’île de la Possession, dans l’archipel de Crozet. L’endroit est inhospitalier à souhait, gris, froid, venteux mais d’une sauvage beauté. Au loin, près des rochers, on aperçoit une famille d’orques en balade, et tandis que des dizaines de manchots viennent nous saluer en nageant autour du bateau, les opérations d’héliportage vers la base Alfred-Faure sont entamées sans tarder. Chaque matin, je consulte le déroulé des activités affiché à l’entrée du bureau de l’OPEA (chargé des opérations extérieures australes), pour savoir à quel moment j’aurai droit à ma visite de la base, et donc à mon baptême d’hélicoptère. Ce sera pour ce mardi 28 mars. Quelle joie de retrouver la terre ferme, après onze jours en mer. Après un rapide petit déjeuner d’accueil dans la salle commune de la base, nous sortons et empruntons un chemin dont on ne doit pas s’écarter, pour ne pas abîmer les touffes de végétation basse. Nous descendons vers la manchotière, une anse dans laquelle se rassemblent des nuées de manchots. C’est un spectacle assez incroyable que ces milliers d’individus rassemblés, jabotant joyeusement. Des adultes et leurs petits déjà grandets, mais encore recouverts de leur duvet brun et quelques éléphants de mer en pleine digestion. J’en dessine quelques-uns rapidement mais un vent glacial me gèle les doigts et notre temps sur l’île est compté. Il faut déjà remonter vers la base pour ne pas rater notre vol retour vers le Marion-Dufresne. On observe au passage les albatros qui nichent à flanc de falaise, et nous voici déjà revenus à bord.

Le lendemain, un brouillard épais empêche tout vol de l’hélicoptère. La journée, morne et triste, s’écoule lentement. Pour couronner le tout, des cas de Covid-19 ont été détectés. Mon collègue Nico est positif et je dois par conséquent changer de cabine. Je me console en dessinant l’autre morceau de terre qui constitue l’archipel et que je vois à travers mon hublot : l’île de l’Est. On y trouve la plus haute falaise du monde. Bien qu’inhabitée, elle atténue peut-être la sensation d’isolement des hivernants de la base du Crozet, lorsqu’ils la regardent, face à eux…

Carnet de voyage de Sylvain Cnudde à découvrir dans Bouts du monde 60

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