photographe voyage : Thomas Goisque - iakoutsk - Sibérie - bouts du monde
Carnet de voyage - Russie

Iakoutsk, moins 50°C

Thomas Goisque et Sylvain Tesson frissonnent encore quand ils repensent à cette immersion glaciale à Iakoutsk, la ville la plus froide du monde. 350 000 habitants bravent quotidiennement des conditions dantesques où la température peut descendre à moins 50 °C. Mais ici aussi, les enfants jouent dans les parcs ; ici aussi les hommes offrent des fleurs à leur fiancée.

– EXTRAIT –

L’hôtesse parle dans le micro. Il faut faire attention aux coffres à bagages, elle espère nous revoir sur les lignes  de la compagnie sibérienne et il fait – 46 °C. La porte de l’avion s’ouvre. À ce moment précis, on regrette d’avoir quitté Paris en chemise de coton. Iakoutsk est la ville la plus froide du monde, janvier est le mois le plus froid de l’année et il va falloir trouver un taxi. Il est cinq heures du matin. L’air brûle la trachée. Taxi ! Léon, le chauffeur, est content de voir des Français : « La Iakoutie mesure six fois la France et nous sommes un million ». Comment se tenir chaud lorsque l’on est si peu ?

À neuf heures et demie, aube frileuse. Le soleil perce dans le ciel blanc : un lumignon blafard dans un congélateur. Les fumées des usines développent leurs panaches. La ville est plantée de colonnes vaporeuses. Les arbres, les fils électriques, les bulbes et les lampadaires sont gainés de gelée blanche. Même le minaret de la mosquée, construite il y a dix ans pour les immigrés d’Asie centrale, est meringué de glace.

Il est dix heures, les gens se rendent au travail. En hiver, on dort beaucoup. On rattrapera la vie pendant les mois d’été, transformés en fête. Ce matin, Iakoutsk est un palais de glace traversé à pas précautionneux par des silhouettes en manteaux de fourrure. Dans la rue, pas un clochard ni un ivrogne. Ne pas en conclure que le froid extrême règle les problèmes sociaux. Les pauvres squattent les halls d’immeubles et les souterrains chauffés. Sur la place de la Victoire de la Grande Guerre patriotique de 1941-1945, des enfants se lancent des boules de neige. Au-dessous de – 45° C, par sécurité, les écoliers sont dispensés de cours. Ils en profitent pour jouer dehors.

Deux camions de pompiers à six roues motrices brûlent les feux, sirènes hurlantes. Ils se portent près du fleuve où un baraquement de bois est en flammes. Les systèmes de chauffage vétustes déclenchent des incendies dans les immeubles ou les vieilles isbas sibériennes. L’année dernière, les pompiers ont éteint près de 700 brasiers. Ces équipes d’intervention appartiennent au ministère des Situations extrêmes, un organisme créé à la chute de l’Union soviétique et qui jouit sur tout le territoire d’un prestige égal à celui de Vladimir Poutine.

En hiver, on vit au ralenti, il faut tenir encore quatre mois avant que les températures redeviennent positives. En ville, des affiches ourlées de stalactites vantent le soleil de Thaïlande. Des charters au départ d’Irkoutsk ou de Vladivostok assurent des vols directs avec Bangkok. Chaque semaine, les Boeing déversent sur les plages des tonnes de Russes pâles qui s’écroulent sur le sable, assoiffés de soleil. Au bout d’une semaine, écarlates, ils retournent dans la chambre froide.

La capitale de la Iakoutie se tient au bord de la Lena. Sur une carte, le fleuve est facile à reconnaître : il prend sa source au Baïkal, se jette dans l’océan Arctique et, au milieu de son cours, marque un angle droit vers le nord. Iakoutsk se  tient dans le coude, rive gauche. La capitale est peuplée de Iakoutes, de Russes et d’Evènes, du nom du peuple nomade qui vivait paisiblement avant l’arrivée des premiers au XIIIe siècle et des seconds au XVe. Une si grande ville en des parages aussi hostiles, à quelques centaines de kilomètres au sud du cercle polaire, ressemble à une anomalie. La Iakoutie regorge de mines d’or, de diamants, de gaz et de pétrole. La prospérité de la Fédération vaut bien que 350 000 personnes grelottent un peu.

On ne grelotte pas par – 40 °C, on souffre. Le froid est une lame qui fouaille la chair, s’attaque à un pied, à un orteil, à un lobe. Il se déplace et ferme ses mâchoires quand il trouve un morceau de choix. La vie ordinaire devient une épopée. Les habitants font leurs courses par des températures que seuls les alpinistes de l’Everest et les conquérants du pôle éprouvent. Au « marché paysan », les vendeurs se tiennent en plein air de huit heures du matin à sept heures du soir. Des Tadjiks et des Pékinois frigorifiés se demandent ce qu’ils font là. Rien n’a l’air malheureux comme un Chinois transi.  Devant un étal de lait débité en rondelles gelées, une Mandchoue prétend avoir plus chaud que ses voisines russes : « On est moins coquettes, on n’hésite pas à superposer les couches ». Sur les palettes, les steaks de viande de cheval et de renne ont des reflets de marbre. Quand une ménagère achète une bavette, on la lui coupe à la scie sauteuse. Des poissons durs comme la pierre sont dressés sur les palettes par ordre de taille. « Ils viennent de la Kolyma ! » s’écrie la marchande. Le nom fait frissonner: c’était l’épicentre de l’archipel du goulag. Kolyma, l’autre mot pour dire enfer…

(…)

© Récit Sylvain Tesson – Photo Thomas Goisque. La suite de leur carnet de voyage en Sibérie est à lire dans Numéro 21.

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