Réunion de famille chez les Himbas
– EXTRAIT –
On me demande souvent ce qui a pu me pousser à partir si jeune, si loin. Avec du recul, un événement qui à l’époque a pu sembler anecdotique, a pris une dimension majeure : je devais avoir autour de 5 ans quand ma mère m’a emmenée voir « Le Livre de la jungle ». C’était la première fois que j’allais au cinéma. Je me souviens de mon éblouissement lorsque Mowgli et Baloo se sont mis à chanter et danser « Il en faut peu pour être heureux, riez, sautez, dansez … ». Je me suis dit : « Mais c’est ça que je veux vivre plus tard ! ».
Les années passant, le besoin de rencontrer un autre monde dans lequel l’insouciance et la joie de vivre de Mowgli et Baloo auraient toute leur place, est devenu une obsession. Celui qui m’entourait depuis ma naissance ne me donnait pas envie de vivre. Cette solitude, ces incompréhensions à l’intérieur de ma famille, de la société, ont été ma chance : elles m’ont ouvert les portes du rêve. J’ai toujours aimé la lettre « A » et la montagne de sa majuscule. Mon univers intérieur est devenu un continent parce qu’« Africa » était alors un mot assez mystérieux pour que je puisse le remplir de toutes mes chimères. J’ai grandi. J’ai lu Karen Blixen, Lawrence d’Arabie, Isabelle Eberhardt, René Caillié… J’ai commencé à regarder la carte… Ses couleurs et ses noms étaient les promesses d’un bonheur qui me tendait les bras. À 14 ans, je m’obligeais à boire plusieurs litres de lait par jour pour habituer mon système digestif et ne pas tomber malade comme René Caillié. À 16 ans, je craignais d’avoir déjà gâché ma vie, puisque je vivais encore chez mes parents, alors que René Caillié, au même âge, s’était déjà embarqué pour l’Afrique.
Mes parents avaient relégué tous les trésors que j’avais ramenés à la cave, trouvant qu’ils puaient la chèvre
À 18 ans, la question ne se posait même pas. Il y avait un billet Luxembourg-Johannesburg en promo, valable un an. Je l’ai pris. Puis j’ai pris un bus. Puis j’ai fait du stop. De Johannesburg à Windhoek. Un jour, dans la capitale namibienne, un homme m’a montré des photos de Himbas. Sur l’une d’elles, une femme souriait. Je me suis dit qu’elle me souriait, à moi. Trois semaines plus tard, une voiture me déposait au centre de leur région, dans un lit de rivière. Je ne savais même pas que les Himbas étaient éleveurs. Je ne savais pas dire un mot dans leur langue. Je ne savais rien, même pas faire un feu. J’ai passé ma première nuit à courir autour de ma tente pour me réchauffer…
Les Himbas ont répondu à mon appel mieux que tout ce que j’étais en droit d’espérer. Sans calcul ni arrière-pensée, ils m’ont donné l’amour et la confiance dont j’avais besoin. Aujourd’hui il me semble évident que chacun de mes pas sur le continent africain était protégé, même guidé. Il est impossible d’imaginer combien, à 18 ans, j’étais naïve et inconsciente. Le fait même d’arriver en Namibie, dans un pays en paix, et chez les Himbas dont le caractère, la tournure d’esprit, et jusqu’à leur humour correspondaient, de tous les peuples que j’ai pu rencontrer, le mieux à ce que j’étais alors, ne peut pas être du hasard.
J’y suis retournée ensuite en 1994, 1995 et 1996, puis régulièrement depuis 2006, mais le premier voyage fut évidemment le plus fort, le plus intense. J’ai commencé à écrire non pas pour publier mais parce que, de retour en France, je me sentais très seule. Passée la joie de m’avoir retrouvée vivante, mes parents avaient relégué tous les trésors que j’avais ramenés à la cave, trouvant qu’ils puaient la chèvre. Mes amis étaient tels que je les avais laissés. Pour eux, il ne s’était passé que six mois, mais il y avait désormais une vie entre nous. Au cœur de l’hiver parisien, je traversais les couloirs de l’université en tongs et tee-shirt, imperméable au froid et au décalage de ma situation ; chaque nuit, les mots me permettaient de retrouver un morceau du soleil du Kaokoland. Les feuillets couverts de mes écritures habillèrent bientôt tout l’intérieur de ma chambre.
Il m’arrive de dire que les Himbas m’ont tout appris, y compris à écrire. Le Kaokoland et l’amour des Himbas ont été la foudre qui m’a permis de rompre avec mon enfance et le formatage de mon éducation. Ils ont ouvert mon domaine des possibles. Encore aujourd’hui, c’est dans leur langue que je chante au matin.
Carnet de voyage de Solenn Bardet & Simon Hureau dans Numéro 37
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