Philippe Montillier - En roue vers le Masherbrum II
Carnet de voyage - Pakistan

En route vers le Gasherbrum II

Philippe Montillier connaît trop bien la haute montagne pour savoir que le ciel bleu du matin peut cacher une terrible tempête le midi. Au camp IV du Gasherbrum II, c’est un message radio grésillant envoyé par le camp de base qui a coupé court à l’aventure.

– EXTRAIT Carnet de Voyage Pakistan-

Nous avons dormi, certains soirs, dans des auberges misérables et des bourgades sans lumière. Nos premières journées ont vite tourné court et nous faisions étape au hasard des arrêts des camions bariolés à outrance qui soufflaient comme des asthmatiques en fin d’après-midi. Fourbus nous étions : la Karakorum Highway n’est pas de tout repos pour les chauffeurs, comme pour les passagers… Comme j’aime, comme j’ai aimé ces premiers pas dans ces lieux inconnus dont nous guettions l’atmosphère : tension sourde, insouciance, équilibre indéfinissable et regards noirs en coin de silhouettes barbues peu amènes. Notre présence ne dérangeait personne ni ne bousculait le train des choses, pourtant les hommes nous suivaient des yeux avec cet air de curiosité oblique… J’appelais ça les « soirs-bords de piste » et cette remontée de la KKH prenait de l’ampleur au fil des jours de poussière avalée. La nuit venue, quelques échoppes de planches éclairaient leur devanture de la lueur mouvante de la lampe à pétrole, allongeant les ombres. À l’intérieur, cigarettes, savon, quelques coupons d’étoffes et des conserves disposés dans un ou deux mètres carrés pas plus. Une odeur de mouton grillé attisait nos narines affamées au gré de nos petites marches-découvertes réduites à leur plus simple expression. Nous avions des fourmis dans les jambes tant la montagne attendue nous rendait impatients… Deux jours plus tard, dans le bus-camion qui remontait péniblement le tronçon Shigar-Askole dans la vallée de Braldu, tôles surchauffées, envie de dormir… Bruits de ferraille qui sautait sur toutes les pierres du chemin. Fatigués de se faire essorer passivement depuis des heures dans un nuage de poussière et de fumée, nous avions heureusement le bonheur – tout est relatif – de pouvoir étendre nos jambes dans cette benne qui résonnait comme une énorme casserole. Nos sacs à dos et deux caisses de matériel emplissaient avec nous cinq tout l’espace arrière du véhicule antédiluvien. La partie avant, vitrée mais sans fenêtre, garnie de sièges de toile, accueillait une bonne vingtaine de passagers et le toit une masse compacte de colis en tout genre et trois chèvres.

Soudain, l’homme lança quelques questions : « Sommes-nous musulmans ? D’où venons-nous ? De Russie ? Que sommes-nous venus trouver ici dans le dénuement des montagnes d’ici ? Qu’y avait-il dans nos caisses ? Que voulait-on faire de nos cordes ? »

Dans un effroyable froissement de tôles, le bus se rangea sur le bord de la piste, le moteur hoqueta encore puis rendit l’âme littéralement dans un dernier souffle et une ultime secousse. Nous étions arrivés, nous cria le chauffeur depuis sa cabine en bois bariolée d’un vigoureux « climbers stop here ! ». En fait d’arrivée, nous n’étions nulle part. (…)

Le chef du village nous accueillit et nous invita d’un geste sous sa tente. Tapis de feutre, thé, mouton, riz, lait caillé. Nous enfilons nos vestes en duvet, saisis par l’air vif de la nuit venue. Notre hôte, Shadan, était vêtu à la mode afghane mais portait au lieu du gilet de velours brodé un gilet de laine et un bonnet de ski, témoins d’une expédition antérieure de passage ici. Dans un coin sombre, sa fille pétrit dans une écuelle de bois de la farine avec l’eau d’une gourde de peau et quelques grains de sel sortis de sa poche ventrale. Nous étions dans le cœur du haut pays pakistanais, plongés dans le poids de chaque geste séculaire, survie précaire et beauté simple d’un foyer. La nuit était tout à fait là désormais, enveloppant ce camp du bout du monde. Le feu lançait des flammes claires. L’homme a poussé près du foyer deux pierres rondes de la grosseur de deux pigeons. Quand elles furent chaudes, il les fit rouler sur les larges galettes de pâte préparée par sa cadette au prénom évocateur de Zhaleh (rosée) dont il les enroba. Les boules cuisirent lentement près du feu, dans la cendre chaude ; une bienfaisante odeur de pain monta rapidement. Karim resta très silencieux et d’une dignité de montagnard. Il portait une barbe grise qui allongeait son visage maigre aux traits fins, ses yeux étaient d’un vert émeraude. Je sortis un moment pour observer le ciel au-dessus de nous : il étendait sa voûte immense piquée de myriades d’étoiles, un ciel de désert pensais-je. Il faisait froid, très froid même. Soudain, l’homme lança quelques questions : « Sommes-nous musulmans ? D’où venons-nous ? De Russie ? Que sommes-nous venus trouver ici dans le dénuement des montagnes d’ici ? Qu’y avait-il dans nos caisses ? Que voulait-on faire de nos cordes ? »

Carnet de voyage Pakistan de Philippe Montillier à découvrir dans Bouts du monde 50

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