Françoise Cadoux - la traversée du Taklamakan - Cadoux
Carnet de voyage - Chine

Engloutie par le Taklamakan

Instagram n’existait pas encore quand Françoise Cadoux a entrepris sa formidable odyssée entre le Pakistan et le Tibet, en passant par le Karakoram et le Taklamakan. Se doutait-elle, après avoir gravi le Muztagh Ata en Chine (7 546 m.), que l’étape suivante, jusqu’à Urumqi, la mènerait dans la quatrième dimension ?

EXTRAIT :

A travers le pare-brise, le ruban asphalté de la route se tendait jusqu’à l’horizon. C’était ma destination. C’est là que ce car délabré m’emmenait. À 40 km/h. Devant moi, j’avais tout le temps, j’avais toute la route. Une route si rectiligne et si peu fréquentée que le chauffeur lisait le journal, posé sur le volant. Devant : une ligne droite d’asphalte. Derrière : une ligne droite d’asphalte. À gauche : le vide. À droite : le vide. J’avais changé de dimension. Après la verticalité, j’entrai dans l’horizontalité. Droit devant : l’horizon. Un horizon si long qu’on aurait dit la mer. Nous traversions une étendue si vaste et si lisse que la terre au loin s’incurvait sous le ciel. Sur une superficie de la taille de la France : rien. Pas un arbre, pas un village. Quelques tombes de pisé, une carcasse de camion rouillée, des barbelés abandonnés… Pas grand-chose à regarder. À 40 km/h pourtant, on aurait eu le temps d’admirer le paysage. Le problème, c’est qu’il n’y en avait pas.

Entre Kashgar et Urumqi, une désolation à n’en plus finir… Plusieurs journées et plusieurs nuits de trajet non-stop. Et ça durait déjà depuis… combien déjà ? Les jours et les nuits dans ce tacot pourri se confondaient dans mon esprit. À vrai dire, je ne me rappelais plus très bien quand j’étais partie et j’ignorais complètement quand notre bus arriverait à destination.

Entre Kashgar et Urumqi, une désolation à n’en plus finir… Plusieurs journées et plusieurs nuits de trajet non-stop. Et ça durait déjà depuis… combien déjà ? Les jours et les nuits dans ce tacot pourri se confondaient dans mon esprit. À vrai dire, je ne me rappelais plus très bien quand j’étais partie et j’ignorais complètement quand notre bus arriverait à destination. Aucune idée. Dans un, deux, trois jours ? Je savais juste que je n’en pouvais plus. En plus, c’était inconfortable. Notre bus devait dater de Mao. Ou de la dynastie Big Bang. Ce qui était sûr, c’est qu’il était de fabrication ouïgoure : conçu pour des mensurations de gnomes. J’étirais mes jambes dans le couloir. Ça manquait de place entre les sièges. Enfin, façon de parler : il n’y avait pas de sièges. Juste des bancs en bois. Le haut du dossier m’arrivait dans le creux des reins, si bien que je ne pouvais pas reposer mon dos contre. J’allais devoir traverser une superficie grande comme la France sans dossier. Les voyages, ça forme la jeunesse, mais ça déforme le dos.

À la gare de Kashgar, que je commençais à bien connaître, j’avais acheté toute seule un billet pour Urumqi. J’avais même réussi à comprendre si c’était à l’heure de Beijing ou de Kashgar que le bus partait. Mais je voulais savoir combien de temps le trajet durait. La formulation de ma question, sans être d’une correction grammaticale exemplaire, me semblait d’une clarté suffisante : « Aujourd’hui Kashgar. Urumqi quand ? » L’employée s’empara de mon billet pour y griffonner sa réponse. Elle avait compris ma question ! Confiante, je repris le billet qu’elle me tendait. Au dos, un chiffre : 30. Très bien, 30… mais 30 quoi ? Hélas, mon temps de guichet était passé, une longue file d’attente se pressait derrière moi et l’employée me sommait de dégager. Je dégageai. Mon mystérieux billet en main, je m’éloignai de la gare, perplexe. Je tentai de deviner : 30 km ? Non, je savais qu’il y en avait au moins mille. Trente jours ? Quand même pas. Je décidai qu’il s’agissait de 30 heures. Disons un jour et une nuit de voyage. Ça paraissait plausible. Mais cela ne fait-il pas plus d’un jour et d’une nuit que nous sommes partis ? Ou une éternité ou deux ? Alors, pour me repérer dans les éternités, je me mets à compter les nuits passées dans ce car délabré. Voyons : la nuit dans le bus où je n’ai pas dormi, la nuit où le car s’est arrêté dans l’auberge où il n’y avait pas d’eau et où je me suis lavé les mains et les dents au thé… Cela fait donc un jour, une nuit, un jour, une nuit, un jour que je traversais la désolation. Une soixantaine d’heures, donc. Le double de 30. Et devant moi, toujours pas le moindre signe avant-coureur d’une ville de la taille d’Urumqi. Une ville de deux millions d’habitants, ça devrait se voir de loin !

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