Carnet de voyage - Chine

Les fantômes du Yang Tsé Kiang

Janvier 1999. Dans le vieux rafiot qui serpente au fond de la vallée des Trois-Gorges, François-Emmanuel Gys et William Mauxion regardent ces villes en sursis qui attendent d’être recouvertes par la montée des eaux que doit provoquer la construction du plus grand barrage du monde.

On a embarqué le soir, assez tard. Je me souviens que nous avions essayé de presser le chauffeur de taxi pour qu’il nous conduise à l’embarcadère le plus vite possible, car l’heure tournait et le bateau appareillait avant minuit. C’était au creux de l’hiver 1999, et la brume ne semblait pas vouloir se lever sur le centre de la Chine.

Le taxi avait dévalé les rues pentues de la ville, et on avait eu quelques doutes sur l’efficacité du système de freinage. C’est mon ami François-Emmanuel qui m’a rappelé l’anecdote alors qu’il exhumait des négatifs argentiques d’une croisière pas comme les autres sur le Yang Tsé Kiang.

Nous avions un beau projet : descendre le Yang Tsé Kiang jusqu’à Yichang. Je me souviens qu’on se disait que naviguer sur le Yang Tsé Kiang, du haut de nos 23 ans et 25 ans, ça avait quand même de l’allure. Nous allions parcourir toute la vallée des Trois-Gorges, dont on commençait à parler par chez nous car il s’y construisait le plus grand barrage hydroélectrique du monde.

Le projet n’était pas raisonnable, notamment parce qu’il nécessitait de déplacer 1,5 million d’habitants. Les protestations des archéologues inconsolables de voir quelques trésors submergés par 200 mètres d’eau apparaissaient secondaires. Quant au dérèglement de l’écosystème provoqué par la création du plus grand lac artificiel du monde, il était sans doute prématuré de s’en préoccuper puisque la mise en eau ne se ferait pas avant plusieurs années.

Notre bateau sentait l’humidité, la rouille et une odeur indéfinissable qui provenait des sacs en toile de jute que les paysans chinois, en nombre sur le bateau, avaient embarqués. Je me souviens qu’au milieu de la nuit, la police du bateau nous avait tirés de notre sommeil pour nous changer de cabine. Etait-ce à cause de ces drôles de gars, habillés comme des mafiosos des triades, qui nous ont suivi tout la journée du lendemain ? Que faisaient-ils sur un rafiot pareil ?

Je me souviens que, installés sur nos couchettes, on entendait le bruit des rapides, et je me disais qu’il était dommage de traverser les endroits les plus beaux pendant la nuit. Je me souviens qu’au petit matin, nous avions été subjugués par la laideur des villes de boue qui s’accrochaient tant bien que mal aux rives marron du Yang Tsé.

Nous avions pris des tonnes de photos et les Chinois se demandaient comment on pouvait photographier des villes aussi horribles. A quoi bon, c’est vrai ? Peut-on immortaliser des fantômes qui avaient déjà commencé à disparaître ?

Les rives grouillaient de monde mais les villes ne semblaient déjà plus habitées. Le haut des immeubles se perdait dans les nuages pendant qu’on voyait déjà le niveau de l’eau menacer les rez-de-chaussée. Pour rien au monde, nous n’aurions voulu être débarqués là. Nous avions pourtant du temps devant nous : l’eau n’allait pas recouvrir ces villes avant quelques années. Mais l’idée de les voir recouvertes par 100 ou 200 mètres d’eau nous donnait déjà le vertige.

En redécouvrant ces photos 14 années plus tard, les impressions qu’il reste sont aussi brumeuses que le lit du fleuve pendant cet hiver-là. Est-ce parce que tout ceci n’existe plus que les souvenirs sont aussi altérés ?

© Carnet de voyage de William Mauxion et François-Emmanuel Gys, publié dans Bouts du monde n°15

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