Carnet de voyage - Tanzanie

Le vieux rafiot du lac Tanganyika

Julie Clavier ne savait pas vraiment où elle mettait les pieds quand elle a embarqué à bord du Liemba, le plus vieux bateau du monde encore en activité. Depuis 1916, le vieux rafiot, qui a pourtant passé quelques années au fond de l’eau, traverse le lac Tanganyika, transportant entre ses ponts les rêves et la fierté des Tanzaniens.

Ce jour-là, nous avons entendu parler du Liemba, un très très vieux bateau qui relie les rives de l’immense lac Tanganyika. Un lac si grand, qu’à lui tout seul, il vaut bien quatre pays comme ceux qui le bordent : Burundi, Congo, Zambie et surtout Tanzanie. Avec ma sœur Maud, nous voyagions depuis quelque temps en Tanzanie. Ce nom – le Liemba – nous sembla contenir le rythme et le mystère d’une légende africaine. Nous n’allions pas tarder à découvrir qu’il est l’âme du lac, une âme d’ancêtre puisque c’est à ce jour le plus vieux bateau du monde encore en activité.

De Kigoma, nous voulions rejoindre le sud. Or, aucune route ne traverse les montagnes qui bordent ce lac long de 700 kilomètres. Un lac sur lequel peu de bateaux naviguent. Un lac qui fait peur aux Tanzaniens, eux qui ne savent pas nager et le voient s’étaler à l’horizon, sans fin. Seul le Liemba permet de rallier le sud.

Ce voyage, loin des terres, allait nous plonger au cœur de l’effervescence africaine. Le navire arrive au loin et se fait entendre par un grand « bouh bouh ». Les gens accourent sur les quais et sur les berges du lac pour voir arriver la majestueuse bête. Nous achetons nos tickets et devons nous frayer un chemin pour monter à bord. Des femmes aux kangas colorés, valises vissées sur la tête, serrent des poules sous les bras tout en tenant des enfants à la main. Des hommes chichement vêtus charrient des bidons, des sacs de riz, des poissons séchés, des vélos, des ananas et des machines imposantes dont l’usage reste mystérieux.

Sur le pont supérieur, nous sommes aux premières loges. Le bateau est rempli à ras bord et pourtant une foule s’amasse sur le quai pour y trouver place. Le monstre va-t-il gober tout ce monde ? Miracle ! Après deux heures d’embouteillage humain et de joyeux bordel, chacun s’est trouvé un petit coin de parquet où s’asseoir. De la salle de contrôle, le capitaine sage et patient sonne le départ. En bas, deux jeunes matelots lèvent l’ancre. Et c’est parti pour un boat-movie des plus animés.

Youssouf, le second, adore son travail. Il tient absolument à nous faire voir la salle de commandes et à nous montrer diplômes et certificats – 25 au total – qu’il commente généreusement : « Tu vois, là, il y a ma photo. Tu vois, là, c’est moi, et là aussi ». Tandis que Titus, le capitaine, fixe imperturbablement l’horizon. Il commande le Liemba depuis trente ans. Il écrit chaque jour quelques lignes sur son journal intime et nous en confie des bribes. Il a commencé sa carrière sur le Liemba en tant qu’élève, et a grimpé tous les échelons. Le Liemba, c’est son père, car c’est lui qui l’a vu grandir. « Quand je suis sur la terre – nous dit-il en riant, la mer me manque. Mais quand je suis en mer, je suis désolé pour ma femme, mais la terre ne me manque pas ». Deux jeunes recrues sont à la barre. Ils se disputent souvent pour savoir qui sera le prochain capitaine du Liemba. Le monstre se laissera-t-il dompter si facilement ?

Un symbole national

Le capitaine nous raconte l’histoire de ce bateau devenu au fil des ans un symbole national. Fabriqué en 1912 à Papenburg, en Allemagne, le Liemba a été transporté en pièces détachées jusqu’en Tanzanie. Les pièces ont été transportées en train depuis Dar Es Salaam, la capitale. Mais la voie ferrée s’arrêtait 30 kilomètres avant Kigoma. Il fallut pas moins de huit mille esclaves pour acheminer les pièces détachées jusqu’au port principal du Tanganyika.

À l’époque, le navire portait le nom de Goetzen, en hommage au gouverneur allemand. Les Allemands voulaient alors asseoir leur supériorité maritime dans la région. Le Goetzen patrouilla jusqu’en 1916, puis il fut transformé à la hâte en canonnier, avec six canons à bord. Les Allemands, perdant du terrain face aux Anglais qui contrôlaient la Zambie, préférèrent couler le navire plutôt que de l’abandonner à l’ennemi. La machinerie fut démontée et le navire coula, rempli se sable.

Huit ans plus tard, on sortit le navire de l’eau. À l’étonnement de tous, il était parfaitement indemne.

© Carnet de voyage de Julie Clavier à lire dans Numéro 29