Peinture de Vivi Navarro représentant un marine regardant l'océan
Carnet de voyage - Océan atlantique

Attirer les tempêtes

Elle qui n’y connaissait rien… Désormais, Vivi Navarro trempe son pinceau dans les salles des machines des gros bâtiments de la marine marchande ou de la Royale. Se laisse aller en écoutant le jargon des marins. Et tient presque debout dans le gros temps qui semble la suivre à la trace. Était-ce bien raisonnable, dès lors, de l’inviter à monter à bord de la Jeanne-d’Arc ou du BPC Tonnerre ?

– EXTRAIT – 

Il y a près de quinze ans, je mettais mon sac à bord du porte-hélicoptères Jeanne-d’Arc pour un transit entre Civitavecchia et Brest. C’était au printemps et ça augurait du beau temps. La Jeanne-d’Arc était positionnée au quai 13 Nord : 42° 06′ Nord et 11° 46′ Est. Je logeais sous la centrale de ventilation des ordinateurs en G0336, poste OE4, l’endroit le plus froid de la ruche, où vivent 600 personnes. G0336 : G c’est la tranche Golf du bâtiment, 03 indique le pont, et 36 désigne le local ; et comme c’est un nombre pair nous sommes sur bâbord, de ce fait les nombres impairs indiquent tribord.

Cet après-midi là, ils étaient presque tous en visite à la Villa Médicis à Rome. Moi, j’étais paumée dans les coursives où l’on ne croisait pas âme qui vive, en errance sur les ponts d’un bâtiment fantôme en escale. Ce quai italien long comme un jour sans fin, désert, me fichait le moral à zéro, et je sentais poindre le mal de mer qu’un frissonnement de l’eau, invisible à l’œil nu, m’infligeait déjà. Je me prenais pour Diamantis à bord de l’Aldébaran, l’esprit déphasé sous la ligne de flottaison, prête à quitter le bord mais prisonnière et engagée. Après avoir scruté notre route sur la carte et au calme, j’avais conscience de ce qui pouvait se jouer sur l’onde, habituée aux frégates de la Royale pour avoir fait des ronds dans l’eau en mer d’Iroise ou Méditerranée, malade à en crever… Comme je dis toujours, le mal de mer, c’est comme les accouchements, on oublie et on recommence. Mais l’appareillage à Civitavecchia se fait sous le beau temps.

Selon Nico la grenouille, le M. Météo du bord, la Méditerranée « sommeille ». Nous entrons en mer d’Alboran, antichambre de Gibraltar. Il est 19 h 30 : 70 nœuds de vent, force 12 en rafales à 130 km/h, creux entre quatre et six mètres, la mer est déchaînée. J’ai dîné avec les loups de mer, les durs à cuire, les OMS (Officiers mariniers supérieurs). Après le repas, grimper les échappées pour atteindre le pont 6 est une épreuve, la houle me soulève ou me cloue littéralement. C’est dangereux pour les genoux et je suis fraîchement opérée du ménisque droit ; il faut calculer son coup en posant le pied sur chaque marche, attendre la vague. (…)

Il faut bosser, sous la ligne de flottaison, dans la graisse, dans les carrés ou sur le pont d’envol dans le staccato des rotors, je croque les hélicos, les pompiers statiques à l’affût, tout y passe, je ne suis pas là pour tricoter.

La Jeanne, avec sa carène d’anguille effilée et étroite, brutalise nos carcasses, le bâtiment mythique roule bord sur bord par temps de branle. Sur ce transit, c’est au sortir de Gibraltar que l’on comprend ce que le mot océan signifie, en attaquant le golfe de Gascogne – dont la réputation n’est plus à faire – après avoir doublé le cap Finisterre. En plus de m’amariner doucement, j’ai dû me réhabituer aux acronymes nombreux et complexes. TPB, c’est le plus facile : Tenue de Protection de Base. Je m’amuse à le détourner : Tenue Pour la Barbouille ou Tenue Pas Banale, et aussi me réhabituer aux annonces. Communication de la passerelle : « L’équipe médicale rallie Charlie 0216 ». Je vous laisse réfléchir.

Secouée dans le gros temps, littéralement égarée dans le dédale du bord en faisant mine de ne pas l’être, j’ai le teint qui vire au jaune-vert. Un message résonne haut et fort : « Protection prioritaire Foxtrot 0523 ». J’essaie de décoder avant de vomir ou avant de rallier mon radeau de sauvetage. Le miens, c’est le numéro 2 sur le pont d’envol. Encore faudrait-il que je mette la main sur ma brassière! Bref je dois réfléchir vite : Foxtrot 0523 c’est au milieu du bâtiment, pont 5, local 23 donc sur tribord ! Mais « Protection prioritaire », ça veut dire quoi en fait ? Je verrai plus tard…

Une voix inonde le bord : « Poste aviation à 13 h 30. Décollage d’une Gazelle et d’une Alouette. » La mer « s’aplatit » enfin, je reprends mes esprits. Il faut bosser, sous la ligne de flottaison, dans la graisse, dans les carrés ou sur le pont d’envol dans le staccato des rotors, je croque les hélicos, les pompiers statiques à l’affût, tout y passe, je ne suis pas là pour tricoter. Là, armée d’un simple bloc, de deux fins liners bleus et noirs qui dégueulent aussi, je dessine sans filet et avec boulimie comme pour rattraper le temps perdu. Dessiner ou vomir, il faut choisir. Avec du recul, je regarde ce travail déjà vieux de treize ans, les outils ont changé, les habitudes aussi. Mon métier.

Carnet de bord de Vivi Navarro à découvrir dans Bouts du monde 52

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