
Treize ans plus tard sur le GR5
– EXTRAIT –
Nous sommes le 24 juillet. Un TER expulse de son ventre métallique deux silhouettes munies de casquettes, de bâtons et de sacs à dos. Atterrissant sur le quai de la gare de Modane dans les vapeurs d’une fin de matinée, Nicolas et moi arpentons le trottoir à la recherche de panneaux jaunes, afin de repérer notre itinéraire. La route principale traverse toute la ville. Il règne ici une lente agitation. La circulation est juste assez dense pour nous motiver à quitter les lieux. Un sandwich, un dessert, une boisson, achetés à une boulangerie proche du départ, et nous voilà partis pour une demi-journée de marche.
Il y a treize ans, nous partions pour notre première grande aventure dans les Alpes. Le GR5 accueillait deux randonneurs en herbe qui avaient besoin de rêves et de défis. A-t-on vraiment changé depuis ? Pas vraiment. Nous étions partis de Nice jusqu’à Wissembourg. Cette fois nous choisissons un axe différent, du nord vers le sud. Nous partons de Modane direction Menton, avec un léger crochet par l’Italie et la région du Monviso.
Il fait chaud. Et le chemin grimpe. La sueur arrose notre avancée et fait pousser quelques conversations sur le plaisir de nettoyer le corps à coups d’effort et d’inconfort. Au col de la vallée Étroite, un vent chicaneur nous souhaite la bienvenue. Il siffle à nos oreilles en rafales régulières. Dans l’angle de ma capuche, j’aperçois un étang. Ses eaux vertes sont couvertes de rides à cause des bourrasques. Un parfum humide roule dans l’air. Le col passe mais le vent reste. Nous trouvons un endroit sublime à l’abri de son humeur emportée, et nous déplions la tente. Amusant de voir comment les réflexes renaissent, comment les gestes s’enchaînent, comment l’instinct s’empare de l’instant. Revenir ici, c’est comme enfiler un vieux costume qui ne vieillit jamais. Nous nous souhaitons bonne nuit. Et la nuit est bonne.
Nous étions partis dans l’idée de graduer la difficulté des journées, d’y aller par étape. Cette promesse aura tenu une demi-journée.
Au matin, des nuages grisonnants peuplent le ciel. En contrebas de la vallée, une lumière poudreuse sucre le café que nous prenons sur la terrasse du refuge I Re Magi. Le temps de remplir nos camelbacks à une fontaine et nous repartons sous l’ombre du rocher de Barrabas. Je n’ai plus en mémoire tous les détails de cette journée, et il y a une raison à cela : elle est interminable. Nous étions partis dans l’idée de graduer la difficulté des journées, d’y aller par étape. Cette promesse aura tenu une demi-journée.
Je me souviens d’un long serpent de cailloux blancs sinuant à flanc des massifs rocheux. Le genre de sentier qui hypnotise et dit : « Viens, viens, viens, avance, ne t’arrête pas. » Et on l’écoute. Car nous sommes là pour ça après tout : écouter le chemin. Après une pause rafraîchissante près d’un lac, nous enchaînons sur une portion guère folichonne à trottiner sur le goudron. Puis arrive une remontée en fin de journée, pentue, cassante, ciselée de lacets serrés. Nous dressons nos tentes près du lac du Grand Laus : une étendue d’eau d’un bleu pur, bordée de rochers verdoyants, tel un saphir incrusté dans la paume d’une montagne. Cette étape établit notre record en terme de dénivelé positif, soit deux mille cent vingt-trois mètres. Et elle inaugure, du même coup, notre entrée dans le parc du Queyras. « On a un problème », m’annonce Nicolas.
Nous sommes en fin de journée, le lendemain. Il pleut une pluie de montagne, froide, lourde et drue. Des traînées pelucheuses couvrent le ciel et la résonance des gouttes d’eau sur les rochers façonne une ambiance crue, dépouillée, presque primale autour de nous. Le regard de Nicolas fait des va-et-vient entre sa carte, sa boussole et sa montre, où le tracé du trajet est enregistré.
« Un gros problème ? dis-je.
– On s’est trompé de chemin.
– Depuis longtemps ? »
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